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Le chaînon manquant

Un journal en ligne sur les questions urbaines à Liège
mercredi 23 octobre 2013

Analyse

Travailleuses au domicile des autres : enjeux de mobilité

23 octobre 2013 - par Mathilde Collin

Dans les débats sur la mobilité dite « durable », il est souvent question de savoir comment encourager les personnes à utiliser plus les transports en commun, la marche ou le vélo. Parmi les mesures habituellement envisagées, on parle beaucoup de « sensibilisation », parfois d’aménagements publics ou d’incitants d’entreprise, ou encore de mesures dissuasives à l’utilisation de la voiture (par exemple : augmenter le prix du parking, aménager des parkings-relais, etc...). Autrement dit, l’accent est mis sur la responsabilité individuelle, parfois accommodée d’une perspective institutionnaliste visant à orienter le choix rationnel de l’homo economicus en rendant un paramètre plus cher ou plus compliqué, « toutes choses étant égales par ailleurs ».

Ce texte veut, modestement, attirer l’attention sur des personnes qui se retrouvent prises en étau entre une multitude d’injonctions qui ne leur sont pas applicables. Il s’agit de travailleuses (en moyenne 95% de femmes) qui rendent des services aux entreprises ou au domicile des ménages : aide-familiale, aide-ménagère, aide-soignante, infirmières, garde-malades, « techniciennes de surfaces » (entendez vide-poubelles et nettoie-tout). Hormis ce dernier, qui subit de plein fouet les restrictions budgétaires des entreprises, ces métiers sont des secteurs d’emploi en pleine croissance (c’est flagrant dans le cas des titres-services : 125 000 emplois créés en 10 ans en Belgique). Vu les prédictions du Bureau du plan concernant le vieillissement de la population, ils vont fort probablement jouer un rôle de plus en plus important dans les prochaines décennies, notamment pour le maintien des personnes dépendantes à domicile.

En tout, ce sont actuellement plusieurs milliers de travailleuses de l’agglomération liégeoise qui sont concernées. Etant donné les services (publics) qu’elles rendent à la population, il est essentiel de mettre à jour leurs réalités quotidiennes et qu’elles soient — enfin — prises en compte dans les politiques publiques de mobilité. Leur travail quotidien, largement invisible parce que dispersé et composé d’une multitude de petits actes en apparence insignifiants, constitue cependant un véritable socle du maintien de l’autonomie de nombreuses personnes, qui ne sollicitent par conséquent pas de place dans des institutions publiques ou financées par les pouvoirs publics (hôpitaux, maisons de repos, instituts de jours, etc...). De plus, ces travailleuses soulagent les proches et familles des personnes qu’elles aident, leur permettant dans de nombreux cas de se maintenir dans l’emploi, alors qu’on sait que le fait de s’occuper de personnes dans le besoin est un facteur important de la sortie de l’emploi, essentiellement pour des femmes.

Ces travailleuses n’ont pas de lieu de travail fixe : elles voyagent d’un domicile/d’une entreprise à un autre en permanence. Leurs horaires sont variables, c’est à dire qu’ils changent tous les jours, les obligeant à recalculer sans cesse leurs itinéraires et temps de parcours. Elles en prennent connaissance en général une semaine à l’avance, mais il arrive fréquemment qu’elles doivent effectuer un dépannage, un remplacement. Le temps qu’elles mettent à déterminer comment elles vont se déplacer de manière optimale pour arriver à l’heure — si possible — chez chaque patient/client n’est pas inclus dans leur temps de travail. Vu leur salaire, ces femmes ne disposent pas toutes d’un ordinateur avec une connexion internet. Elles ne sont en général pas familières avec les nouvelles technologies. Elles utilisent une carte papier, se téléphonent entre elles pour demander conseil ou s’arranger. Contrairement à des métiers aux contraintes similaires mais occupés majoritairement par des hommes (métiers du bâtiment, réparations ou contrôles techniques à domicile...), elles n’ont pas de véhicule de société ou de service à leur disposition, hormis certaines infirmières ou autres exceptions.

Trois situations sont envisagées ici. Il s’agit d’exemples liégeois réels destinés à montrer de manière très explicite les difficultés de mobilité rencontrées dans ces métiers. Les prénoms sont des prénoms d’emprunt, et les employeurs ne sont pas cités nommément afin d’éviter toute stigmatisation : l’objectif est bien ici d’éclairer des situations par des exemples. Tous les lieux et déplacements sont réels.

  1. Nathalie, habitante d’Engis, travaille dans le nettoyage d’entreprises en région liégeoise ;
  2. Sophie, habitante de Wandre, travaille comme aide-ménagère pour une grosse société privée liégeoise de titres-services ;
  3. Rachel, habitante du quartier des Guillemins, travaille comme aide-familiale dans le centre de Liège.

Les entretiens menés ont été semi-directifs. J’ai sélectionné des extraits significatifs, ou qui apportent des éléments concrets et intéressant directement notre sujet. Ils sont retranscrits dans les encadrés.

Etudes de cas

1. Nathalie, « technicienne de surface »

Extraits d’un entretien avec Nathalie, habitante d’Engis, travailleuse pour une société de nettoyage. Elle explique ses débuts, ce qu’elle a du faire avant d’avoir enfin une place stable. Elle se déplace avec sa voiture personnelle.

MC : Comment cela se passait, quand vous avez commencé à travailler ?

N : Je commençais à 4 heure au matin, ou 5 heure au matin au Sart-Tilman pour vider les poubelles, et quand j’avais fini j’allais à Ferrières, puis je revenais au Sart-Tilman pour faire le nettoyage des sols. Après, j’ai fait plusieurs remplacements pour essayer d’avoir ma place. Parfois des remplacements de deux heures, d’une heure… et alors comme je payais mon parking, ça ne valait même pas la peine d’aller faire mon heure…

MC : Les parkings ne sont pas remboursés par l’employeur ?

N : Non. Et alors à ce moment-là j’ai fait à Droixhe, puis il y a eu un taudis en Outremeuse, puis j’ai fait rue de l’Université : là je commençais à 4h au matin. Je devais prendre les poubelles dans les couloirs et les mettre pour les camions qui passent à 5h.

Au bout de quelques années, j’ai eu ma place fixe au Sart Tilman. Donc à partir de ce moment, je n’ai plus eu de remplacements en plus, sauf pendant les vacances : je fais 2h à Villers-le-Bouillet.

MC : Donc là, c’était des contrats pour 2h ?

N. Oui oui, j’ai même déjà travaillé 1h30 pour une banque. Donc là je payais mon parking. Il faut mettre 2h : le temps d’y aller, de se changer… plus mes déplacements…

MC : Pour avoir une idée, à combien s’élevait votre salaire à l’époque où vous faisiez des remplacements dans tous les sens ?

N : A l’époque je gagnais… c’était pas mal payé parce que si j’avais fait un temps complet j’aurais gagné beaucoup plus que mon mari… j’avais presque les 10 euros.

MC : Brut ?

Oui, brut de l’heure.

De ces extraits, on peut dégager plusieurs enjeux.

Le premier concerne l’obligation pour cette personne de posséder d’un véhicule propre : dans le secteur du nettoyage, les employeurs ne mettent pas de voiture de société ou de service à la disposition des travailleuses, ce malgré l’impossibilité évidente de réaliser les trajets demandés en transport en commun, vu les impératifs horaires, tant pour les heures de travail que pour les temps de déplacement entre les différents lieux de travail.

Le deuxième concerne la politique du parking. À l’heure où plusieurs communes envisagent d’augmenter la taxe sur les parkings, on ne peut qu’attirer l’attention sur ce genre de situation : dans le cas de cette dame, une augmentation du prix aurait un effet automatique sur son revenu réel. Devoir laisser sa voiture dans un parking de dissuasion, à supposer que des transports en commun existent pour l’emmener à destination, entraînerait des retards horaires, et mènerait probablement à la perte d’heures de travail.

Le troisième enjeu est celui de l’alternative : on voit bien ici — si besoin était encore de le démontrer — toute l’importance des transports publics performants, avec un maillage fin, et circulant de manière fréquente y compris aux petites heures du matin et y compris pendant les vacances scolaires. Cet exemple, ainsi que les suivants d’ailleurs, montre à quel point la logique comptable des transports en commun utilisée par les ingénieurs de la Société Régionale Wallonne des Transports est préjudiciable aux travailleuses précaires, en emplois dits « atypiques ».

Des pistes syndicales intéressantes commencent cependant à voir le jour, comme le fait pour les employés d’accepter que le personnel de nettoyage intervienne pendant les heures de bureau. Mais cela ne résout que partiellement la question, puisqu’une partie du travail consiste à sortir les poubelles, à nettoyer des locaux où il est impensable d’intervenir lorsqu’ils sont occupés, comme les écoles. Cela ne résout en rien non plus l’obligation de dépenser un tiers du maigre salaire à payer le parking.

2. Sophie, aide-ménagère

Voici l’horaire de Sophie :

Elle commence tous les jours à 8h30. Elle travaille chez chaque client pour une durée 3 ou 4 heures : dans ce secteur, le minimum légal est fixé à 3. Son horaire est relativement stable, tant qu’elle a les mêmes clients et qu’elle ne doit pas effectuer de remplacement. Il arrive aussi qu’un client n’ait pas besoin d’elle une semaine, auquel cas l’employeur lui trouve d’autres heures là où il peut.

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Les différentes destinations de Sophie pendant sa semaine de travail (cliquez pour agrandir).

Lundi
Wandre ⇒ Hermée ;
Hermée ⇒ Wonck ;
Wonck ⇒ Wandre.

Mardi
Wandre ⇒ Fexhe-Le-Haut-Clocher ;
Fexhe ⇒ Vottem ;
Vottem ⇒ Wandre.

Mercredi
Wandre ⇒ Hermée ;
Hermée ⇒ Wandre.

Jeudi
Wandre ⇒ Liège Médiacité ;
Médiacité ⇒ Wandre.

Vendredi
Wandre ⇒ Oupeye ;
Oupeye ⇒ Ninane ;
Ninane ⇒ Wandre.

MC : Vu les horaires que vous venez de me montrer, je suppose que vous utilisez la voiture comme mode de déplacement

S : Oui, vu les distances, je ne saurais pas faire autrement. Si je devais prendre le bus pour faire par exemple Wandre/Fexhe/Vottem, je devrais chaque fois passer par la Place St-Lambert, avec une correspondance, et cela me prendrait plus de temps. Il faut savoir que l’employeur comptabilise maintenant le temps de déplacement dans notre travail, mais la référence, c’est Michelin... alors déjà comme ça c’est toujours en dessous de la réalité...

MC : L’employeur fait attention aux déplacements en attribuant les clients à une travailleuse ?

S : Oui quand même...parce qu’il paye les kilomètres... enfin c’est compliqué parce que les filles viennent avec leurs clients, et les clients ne veulent pas toujours changer. Et parfois les filles non plus. Moi aussi, c’est moi qui trouve mes clients. Donc en fin de compte, on n’a pas vraiment le choix. En plus, dans la société, il n’y a pas beaucoup de filles qui ont des voitures, alors celles qui en ont une font les clients les plus éloignés.

MC : Les autres, elles n’ont que des clients dans le centre-ville alors ? Elle se déplacent comment ?

S : Elles vont en bus.

MC : Vous avez quand même un client en centre-ville. Vous n’allez pas chez lui en bus ?

S : Non ce n’est pas possible parce que l’employeur ne rembourse que la voiture. C’est soit l’abonnement de bus, soit la voiture. En plus, ce n’est pas toujours possible. Par exemple, avant, j’avais un client Rue St-Remy. Et bien, il fallait aller au parking payant, parce que pour garer la voiture là à 8h30, il n’y avait jamais de place. J’en avais pour 6 à 8 euros de parking, et ce n’est pas remboursé. Mais je ne pouvais pas venir en bus, parce qu’après je devais vite partir à Ninane après.

MC : Augmenter le prix du parking en ville, cela aurait beaucoup d’effets pour les travailleuses dans votre métier ?

S : Oui parce que je vois bien à Herstal, ils ont le projet de faire payer le parking dans les zones riverain. Il y a même une réaction des gens qui font une pétition. Donc moi, si j’ai un client à Herstal, et bien je devrai payer aussi...

Et c’est la même chose quand je vais rapporter mes titres1 chez l’employeur en ville. Ca fait 2,10 euros, en pure perte parce que ce n’est même pas compté comme du temps de travail.

MC : Combien vous gagnez ?

S : 10,46 brut de l’heure.

MC : Vous préféreriez travailler en ville plutôt qu’en périphérie ?

S : Non je préfère en périphérie, parce que je ne dois pas payer le parking.

MC : Comment se passent les remboursement de vos trajets ?

S : Le patron rembourse soit l’abonnement de bus, soit les kilomètres voiture. Enfin partiellement, parce que c’est pas le prix plein, et en plus il compte les kilomètres sur Michelin : le trajet le plus court.

MC : Donc si je comprends bien, un parking de dissuasion, cela ne serait pas avantageux non plus pour vous ?

Non, le parking de délestage, cela me coûterait parce que je devrais choisir soit la voiture, soit le bus ou le bientôt tram à me faire rembourser. En plus la voiture, je la gare près de chez le client. Si je dois courir la rechercher ailleurs avant d’aller chez un autre client, ce n’est pas compté dans le temps de travail et je risque d’arriver en retard.

Je retiens de cet entretien l’importance de réfléchir les politique de mobilité avec les interlocuteurs sociaux au niveau local. Les questions de mobilité ne dépendent pas uniquement du choix individuel et des politiques publiques, mais également des politiques d’entreprises, par rapport à la multi-modalité, aux remboursements possibles, à la reconnaissance des frais de parking, à la prise en compte des temps réels de déplacements dans le temps de travail. Les aide-ménagères sont très attentives au moindre euro dépensé, d’autant qu’elles ont un petit salaire et rarement un horaire à temps plein. Le premier critère pour la mobilité est celui du coût. Le temps de déplacement n’est ici envisagé comme un inconvénient que lorsqu’il n’est pas compté dans la rémunération.

3. Rachel

Rachel habite dans le quartier des Guillemins. Elle est aide familiale et travaille en ville à Liège, dans le secteur « Rive gauche ». Elle n’ a pas de voiture. Voici un exemple « idéal » de ses horaires possibles :

Lundi
— Guillemins ⇒ Burenville, arrivée à 8h pour effectuer une toilette en 1h. Bus 1 jusque Place St-Lambert, puis 80 ;
— Burenville ⇒ haut du Laveu. Bus 53 jusqu’en bas de la rue du Calvaire, puis marcher pour prendre le 21 et monter au Laveu. Pour une toilette d’1h ;
— Laveu ⇒ Quai de Rome. Bus 21 jusqu’aux Guillemins, puis marche à pied. Reste 2h ;
— Quai de Rome ⇒ haut de la rue Ste-Marguerite. Un bus Leman/St-Lambert, puis bus 53. Reste 2h ;
— Ste-Marguerite ⇒ Guillemins. Retour chez elle : 53 ou 12 ou 19 jusque St-Lambert, puis 4 jusque chez elle.

Mardi
— Guillemins ⇒ Quartier St-Nicolas. Bus 4, puis 53. Pour une toilette d’1h.
— St-Nicolas ⇒ Rue Chauve-Souris. A pied, 20’. Idem pour 1h ;
— Rue Chauve-Souris ⇒ haut de la rue du Laveu. À pied jusqu’à l’arrêt du 21 qui l’amène à Cointe, puis à pied jusqu’à destination. Pour 3 heures ;
— Rue du Laveu ⇒ Amercoeur, pour une réunion de service. Bus 21, 4 et 10.
— Retour Guillemins.

Mercredi
— Guillemins ⇒ rue de Fragnée. À pied. Toilette (1h) ;
— Rue de Fragnée ⇒ Rue Ste-Marie. Bus 4. Pour 2h ;
— Rue Ste-Marie ⇒ Bd Piercot. Bus 4, pour 2h ;
— Bd Piercot ⇒ rue Ste-Marguerite. Bus 4, puis 12/80 ou 53. Pour 3h.
— Retour Guillemins.

Jeudi
— Guillemins ⇒ Cointe. 20. Pour 1h ;
— Cointe ⇒ Rue de Fragnée. Idem en sens inverse ;
— Rue de Fragnée ⇒ Laveu, bus 21 ;
— Laveu ⇒ Eglise Ste-Marie. Bus 21 et 4 ;
— Ste-Marie ⇒ Laveu, bus 4 puis 21 ;
— Retour Guillemins.

Vendredi
— Guillemins ⇒ Basilique de Cointe. Bus 20. 2h ;
— Cointe ⇒ Av. Rogier. Bus 20 puis 1 ou 4 ou à pied. 1h ;
— Av. Rogier ⇒ Bd Piercot. Marche ;
— Bd. Piercot ⇒ Quai de Rome. Marche ;
— Retour.

MC : Vous devez jongler avec les horaires et lignes de bus...

R : Oui, mais d’abord je veux préciser que j’ai donné les rues, par respect pour les clients. Enfin maintenant on doit dire client, avant on disait patients.

MC : Je vois que ce n’est pas souvent le même endroit...

R : Non, on est à chaque fois plusieurs pour un client, parce que si une de nous ne sait pas y aller, ou est en congé... il faut qu’on soit plusieurs à le connaître et savoir comment faire. Parce que c’est fini la petite madame qui avait besoin d’aide pour éplucher les pommes de terre et surtout avait besoin de compagnie. Maintenant, on n’a quasiment plus que des cas sociaux, et des cas psychiatriques.

MC : Donc vos horaires tournent.

R : Oui c’est ça, ce n’est jamais la même chose. De jour en jour, c’est différent. On a notre horaire pour la semaine, généralement on le reçoit la semaine qui précède. Mais ça arrive souvent que ça change la veille, parce qu’il y a une malade ou quoi, et on ne peut pas laisser les gens sans personne, donc il faut quelqu’un pour y aller.

Je voulais dire aussi que l’horaire que j’ai donné, c’est sans les courses. Chez certains clients, il faut aller faire les courses en bus ou à pied, dans le temps imparti. Ca, je ne l’ai pas compté dans les trajets que je vous ai donnés.

MC : L’employeur rembourse tout, alors : les trajets depuis le domicile, entre les clients, et pour les courses ?

R : Oui, mais ce n’est pas le même budget, donc il faut tenir soi-même la comptabilité. C’est surtout pour celles qui sont en voiture, parce que moi j’ai l’abonnement de bus.

MC : C’est un casse-tête. Vous devez passez un certain temps à savoir comment vous allez faire pour bouger...

R : Ah oui, ça oui... chaque semaine, on prend l’horaire, puis le plan de la ville avec les arrêts de bus, et on voit comment c’est le plus facile. Parfois on retient plusieurs possibilités, au cas où il pleut, pour ne pas devoir faire trop à pied. Normalement, on a un quart d’heure entre les clients. On apprend avec le temps. Les nouvelles, elles viennent chez moi pour que je les aide. Ou même celles qui n’ont pas l’habitude. Par exemple une collègue qui a une voiture, mais elle tombe en panne. Ca arrive quand même parce qu’avec notre salaire, on n’a pas des neuves... et bien elle doit quand même faire son programme qui était prévu pour être en voiture, parce que l’employeur nous fait l’horaire en fonction de ça quand même. Alors, elle doit se débrouiller pour voir ce qu’elle peut faire en bus, signaler à l’employeur ce qui n’est pas possible, et alors ça tombe sur quelqu’un d’autre qui doit aussi s’arranger pour y aller. Parfois, celles qui sont en bus regardent aussi les horaires des collègues qui ont des voitures, au cas où elles sont dans le coin. Parfois, elles peuvent nous prendre. La solidarité entre les collègues aide beaucoup.
Donc l’horaire que je vous ai donné, c’est vraiment l’horaire idéal. Quand tout va bien. J’aurais pu aussi donner un week-end, parce que les gens ont besoin de se lever, de faire leur toilette... aussi les week-end, donc on travaille tous les jours. Alors là, il faut tenir compte des horaires de bus du samedi, du dimanche... Parfois, je dois faire trois toilettes, donc normalement en trois heures. En fait, ça m’en prend cinq. Même chose pour les vacances scolaires.

MC : Cela vous arrive donc d’être en retard chez des clients, j’imagine. Comment vous gérez ?

R : Oh oui... la plupart, on commence plus tôt. On prévient le premier qu’on arrive plus tôt sinon on est en décalage en chaîne pour toute la journée.

Mais il y a des endroits où on ne peut pas arriver en retard. Par exemple, il y a une famille où il faut de l’aide pour lever les enfants, parce qu’un fils a une maladie et il faut l’aider le matin. Et bien il ne peut pas arriver en retard à l’école. Ou bien quand il faut aller le rechercher à l’école, on ne peut pas le laisser attendre. Donc il faut impérativement être à l’heure. Alors là, l’employeur confie à celles qui ont une voiture.

MC : Et elles arrivent à l’heure en voiture aux heures de pointe ?

R : Oui plus facilement en tout cas. Et en plus il faut trouver à se garer... mais bon, c’est à celles qui ont une voiture, parce que de toute façon, il faut la voiture pour transporter le gamin.

MC : Le parking est remboursé ?

R : Non. Ils disent qu’on peut facilement se garer dans les parkings riverains... aux heures d’école !

MC : Vous parlez de la marche et du bus ; vous n’utilisez pas le vélo ?

R : J’ai essayé une fois, parce que ça se mettait bien avec le Ravel. Mais le vélo, je l’ai pour toute la journée... et je ne sais pas aller partout avec. Il n’y a pas toujours d’endroit pour le laisser : pas en rue, et non plus dans le hall des gens. Il n’y a souvent pas de place. Alors là, je laissais le vélo pour le reste de la journée dans le garage chez le client, mais je devais repasser le prendre après. Non, c’était trop compliqué.

MC : Vous savez qu’il va y avoir un tram à Liège. Comment vous voyez la chose ?

R : On verra, c’est quand même toujours une gymnastique des trajets. Ce sera une autre...

Au fait, il va passer par où le tram ?

[Je lui explique sur un petit plan. Je dessine la ligne en fond de vallée, je schématise des lignes de bus en arrête de poisson. Puis on reprend ensemble les trajets qu’elle a donnés en exemple pour voir ce que cela donnerait].

R : Et si je dois aller de Burenville à Ste Walburge ? Ou au Laveu ? Alors je dois changer au moins deux fois, et encore, faut voir où ils passeront...

MC : Je ne sais pas exactement. Ca c’est le principe qui a été rendu public. Le détail, on ne le connait pas encore.

R : Et la ligne 4, elle n’existera plus alors ? Ce sera le tram ?

MC : En partie. En tout cas il n’y aura plus la boucle puisque le tram reprend une partie du trajet du 4.

R : Ah, parce que avec la 21, c’est celle qu’on utilise le plus pour notre secteur, si je regarde bien. La 4, la 21 et aussi la 53.
Enfin, on verra. Mais sur le dessin, le problème c’est surtout pour aller de périphérie en périphérie. Pour l’instant c’est chaque fois jusque St-Lambert, c’est déjà compliqué, mais alors là il faudra redescendre jusqu’au tram, prendre le tram jusque... jusqu’où ?... puis reprendre un bus pour remonter. Tout ça en un quart d’heure... Il faudrait qu’ils prévoient une ligne comme ça [elle dessine une ligne qui relie les quartiers du Nord : Cointe, Laveu, St-Nicolas, Burenville, Ste Walburge]. Et même chose pour le secteur de la Rive droite, mais ça je connais moins bien. Il faudrait aussi leur demander.

On connait peu le métier d’aide-familiale. Dans les discours associatifs et féministes, ce sont en général les « titres-services » --- entendez aide-ménagères — qui sont prises en exemple de la précarité et de la flexibilité du travail féminin. Or, nous voyons que les aides-familiales, dont le métier a fort évolué ces dernières années sans que leur salaire ne suive, ont des horaires encore plus coupés (les périodes d’une heure par client sont fréquentes alors qu’elles sont de trois heures minimum pour les aide-ménagères) et plus flexibles puisque elles ne peuvent pas avoir toujours les mêmes clients, pour des raisons qui s’expliquent et qui ne sont pas remises en cause. Ce secteur est fort sollicité, et le sera certainement plus dans les prochaines années par des effets convergents de vieillissement de la population, mais aussi de sous-investissement des deniers publics dans des infrastructures pour personnes dépendantes. Si l’on devait ajouter à cela un allongement de la carrière professionnelle, beaucoup de femmes qui actuellement s’occupent d’un parent âgé lorsqu’elles arrivent à la pension (et parfois plus tôt) seraient contraintes de faire appel à des aide-familiales ou de renoncer à leur revenu.

Conclusions et suggestions

Les comportements différenciés de mobilité entre hommes et femmes commencent à être mieux connus. On sait notamment que les femmes utilisent plus les transports en commun, qu’elles effectuent en moyenne plus de trajets que les hommes mais sur de plus petites distances. Elles ont aussi tendance à effectuer des trajets en boucles, avec plusieurs destinations intermédiaires, là où les hommes optent plus fréquemment pour des trajets pendulaires : aller-retour simple.

Les trois exemples de cette analyse confirment les comportements féminins de mobilité. Mais ils ajoutent une dimension : même avec l’emploi comme unique motif de déplacement, ces tendances sont confirmées. Il ne s’agit donc pas uniquement de compléter la mobilité liée à l’emploi avec les tâches ménagères et familiales, les mamans taxi, etc : c’est à l’intérieur même des déplacements de travail que ces comportements genrés sont reproduits, de manière contrainte. Il serait par conséquent intéressant de voir dans quelle mesure la mobilité des femmes dans ces professions influence les résultats généraux des comportements de mobilité différenciés selon le genre, d’une part, et d’examiner selon quels mécanismes la reproduction des déplacements-types féminins s’effectue au sein même des déplacements liés à l’emploi.

Ces témoignages interpellent aussi les politiques de mobilité, même lorsqu’elles sont dans la perspective — très réductrice — de vouloir soutenir l’emploi. Les politiques publiques soutiennent fort les moments de grande affluence : l’offre de transport est réduite en période de vacances scolaires et les week-ends, et augmentée aux heures de pointe, pour les trajets les plus fréquentés. Le soutien à l’emploi et à la mobilité des travailleurs est un argument souvent invoqué pour la prise de décision. Mais il s’agit seulement de certains travailleurs. Les professions citées concernent plusieurs milliers de travailleuses, rien qu’en région liégeoise. Leur nombre devrait gonfler dans les années à venir, comme expliqué, en fonction des besoins grandissants dans la population. Leur spécificités doivent donc impérativement être prises en compte. Singulièrement, l’arrivée du tram à Liège, et la redéfinition des lignes de bus qu’il va entraîner, va avoir des impacts sur les conditions de travail de ces femmes. De même, la tendance à augmenter le prix des places de parking — avec l’objectif louable de réduire la place de la voiture en ville — risque d’avoir des effets très néfastes sur l’attractivité de ces emplois.

Quand les employeurs appellent à plus de flexibilité, ces femmes rigolent. On voit bien à quel point ces injonctions résultent d’une méconnaissance des réalités : la flexibilité extrême existe depuis des dizaines d’années sans que cela ne préoccupe grand monde. L’idéologie selon laquelle ce sont les individus qui sont responsables de se rendre flexibles et mobiles montre ici toute son absurdité. Au passage, notons que c’est cette idéologie qui est appliquée par l’ONEM face aux demandeurs d’emploi qui doivent refuser du travail à cause du manque d’infrastructures de transport leur permettant d’atteindre le lieu demandé aux heures demandées : ils n’ont qu’à se payer une voiture, et pour ce faire, on leur inflige un retrait d’allocation qui leur permettra, on n’en doute pas, de remédier à la situation.

La flexibilité contrainte, imposée, doit, en retour des contraintes qu’elle fait peser sur l’organisation de la vie privée, être rendue possible par la mise en place d’infrastructures qui la permettent, performantes et gratuites pour les travailleurs, et ceux qui l’exigent doivent mettre la main au portefeuille : employeurs et pouvoirs publics.

Enfin, on voit bien la nécessité d’associer les usagers de la ville aux travaux sur la définition des modes de transport. En miroir, les interlocuteurs sociaux devraient se sentir pleinement concernés par ces discussions, d’autant qu’elles visent à soutenir des emplois d’avenir : remboursement des trajets qui permettent la multi-modalité, formules de parking gratuit à négocier avec les autorités locales ou remboursements des parkings, mise à disposition de véhicules de service... les pistes d’amélioration sont nombreuses.

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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