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Le chaînon manquant

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lundi 31 décembre 2012

Analyse

Les limites de l'intervention publique

31 décembre 2012 - par Bernard Soar

Toutes les grandes familles ont une histoire. Nous avons exprimé à travers deux précédents articles, ce qui fait notre opinion, parfois sur un ton sévère et électrique, certes, mais parce que résolue à attirer l’attention qu’une certaine urgence impose, d’une part quant aux effets de l’intégration des marchés publics et des tutelles spécifiques sur la gouvernance et la responsabilisation dont sont supposées faire montre les autorités locales |1| et d’autre part quant aux sirènes des Partenariats Publics Privés et à la nécessité, pour les pouvoirs publics, d’en intégrer les systèmes et les failles en même temps que d’en fuir les mirages |2|.

Toutes les grandes histoires se fondent désormais dans des sagas. Il est l’heure d’achever en trilogie cette fresque narrant les errements des législations aveugles et de leurs ravages sur nos administrations malades de légalité comme le sont dans une certaine fable, les animaux de la peste : « ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ».

Les 400 coups

En 1972 paraît aux éditions Hachette, un petit manuel intitulé « Vocabulaire de l’administration », préfacé par Monsieur Robert Catherine, directeur de la Revue administrative et gloire des énarques français, et qui prétend s’attacher à « dégager parmi les milliers de mots utilisés chaque jour par les services officiels, les termes qui outre leur acception générale, paraissent avoir une vocation administrative assez marquée ». Il s’est trouvé des milliers d’exemplaires de ce fascicule dans les tiroirs des administrations et les cassettes des étudiants en sciences politiques et administratives. L’articulet consacré au « service » définit comme suit le « Service public ».

« Ensemble des organismes d’intérêt collectif. Les services sont assurés par :
— Soit par des personnes publiques (par exemple : régie directe, établissement public)
— Soit par des personnes de droit privé (par exemple des sociétés commerciales à capital public ou privé ou d’économie mixte ou personnes privées) par voie de concession, d’affermage ou de régie intéressée.

Le Service public à caractère industriel et commercial est un organisme public chargé de la gestion d’un service public dont les relations avec les usagers sont régies par le droit privé. »

Le manuel fleure bon le verbe d’antan et cette époque où l’on proclamait, à l’instar de Debbasch, « l’administration au pouvoir » |3|. On relèvera dans cette définition qu’il y a quarante ans déjà — et d’ailleurs pourquoi en irait-il autrement ? —, la concession de services publics, d’exploitations de biens publics ou la mise en régie étaient une réalité. Il n’y avait d’ailleurs aucune honte ou scandale à cela. Tout juste s’inquiétait-on, face à l’émergence d’une « mise au service de l’administration tout entière à un libéralisme interventionniste », posant implacablement la question de ce dilemme : « L’Intérêt économique et l’intérêt général seraient-ils exclusifs l’un de l’autre » |4| ?

Naturellement, le contexte est aujourd’hui radicalement différent et c’est à l’aune de ces changements contextuels qu’il s’agit de mesurer le décalage que provoque, chez nous, ce qui pourrait sembler désormais une interrogation somme toute naïve et très certainement funestement négligée. Quelles sont les limites désormais assignées à l’intervention publique ? À telle enseigne, par exemple, une commune serait-elle fondée à constituer elle-même sa centrale de production d’énergie ?, à en confier la gestion à une de ses structures ? à revendre sa production ? à s’associer avec une commune voisine dans le but de renforcer cette activité ? Nous allons tenter d’éclairer ce qu’il convient d’appeler un renversement idéologique profond, et d’en discerner les effets sur la manière dont on nous propose désormais de penser le service public.

L’amour à vingt ans

Ce qui modifie fondamentalement le regard du lecteur de 2012 de celui de son devancier de 1972 nous paraît résider dans deux évolutions notables. Ces évolutions tiennent en fait à une modification de ce que l’on entend par service public au sens matériel, mais également au sens organique. Ces évolutions demeurent imperceptibles si l’on ne prend le temps d’un recul, ce que nous proposons ici.

Dans les années soixante-dix, le rôle assigné à l’administration en matière économique était largement plus interventionniste qu’aujourd’hui. L’économie publique, née dans les années 1950, interroge le problème particulier de « la tarification de biens ou de services relevant d’entreprises publiques » |5|. Depuis lors, elle n’a cessé d’aborder l’épineuse question qui, au fond, est peu ou prou la même que celle de la définition du rôle économique de l’Etat, à savoir celle de l’analyse des besoins sociaux auxquels les marchés répondent de manière défaillante ou ne répondent pas. Depuis lors, rien de nouveau sous le soleil, naturellement, si ce n’est que la définition du « besoin » elle-même ou si l’on veut simplifier pour reprendre la catégorie plus juridique évoquée plus haut, la définition du « service public » et de « l’intérêt public », questions préliminaires, absolues même, dirait-on, elle, cette question a changé de mains.

En 2004 a été adopté le « Livre blanc sur les services d’intérêt général », sous la forme d’une « Communication » de la Commission au parlement européen. Ceci texte consacre l’autorité de la Commission européenne quant à la définition du « service public », notion qui, en droit européen, a revêtu l’appellation nouvelle (et donc une appropriation juridique et jurisprudentielle nouvelle) de « service d’intérêt général », d’autant plus fondamentale que l’accomplissement d’une mission d’intérêt général prévaut, en cas de tension, sur l’application des règles du traité.
Ce texte marque en somme, comme le coup sifflet de fin de récréation des critiques souverainistes des états et mentionne presque immédiatement que « la Commission reste d’avis qu’un marché intérieur ouvert et concurrentiel, d’une part, et le développement de services d’intérêt général de qualité, accessibles et abordables, de l’autre, sont des objectifs compatibles ». Ensuite la Commission concède que « toutefois, dans certaines situations, il peut être nécessaire de coordonner la réalisation d’un objectif de politique publique nationale avec certains objectifs communautaires. Le traité aborde ces situations à l’article 86, paragraphe 2, qui prévoit que les services d’intérêt économique général ne sont pas soumis à l’application des règles du traité dans la mesure nécessaire pour leur permettre de remplir leur mission d’intérêt général »… entre les lignes de quoi l’aimable lecteur aura la perspicacité de lire que les « objectifs de politique publique nationale » ne s’intègrent pas toujours dans les « objectifs communautaires », mais peuvent se justifier au regard du « service d’intérêt général », lequel repose sur une motivation supposée correspondre à la définition qu’en donne… la Commission elle-même. Dans le cas contraire, c’est donc avant tout la concurrence.

Tirez sur le pianiste

Voilà qui permet de poser le premier terme de cette réflexion, qui n’est au fond rien que banale. Le service public (sa concession, son exercice, ses limites) en tant qu’exception est soumis à la nécessité de la démonstration permanente de son utilité. Mais c’est ici qu’en dépit de la grève des scénaristes nous vous livrons un rebondissement et abordons le second aspect de cette évolution du service public touchant à sa définition organique.

Une nouvelle directive européenne « marchés publics » est en cours d’élaboration. Elle abordera la question des coopérations public-public dites « verticales » (le « in house ») et les collaborations « horizontales » (les accords de collaboration). Oui, vous avez bien lu, cette nouvelle directive va explorer des horizons inconnus aux profanes, forcément sauvages, ceux des partenariats publics-publics. Nous allons reformuler une dernière fois la chose de sorte que ne subsiste aucun malentendu. Le droit européen va préciser, par la voie d’une directive, si et dans quelles conditions un pouvoir adjudicateur (une autorité publique donc, en charge de prestations de service public) fera appel à un autre pouvoir adjudicateur (toujours une autorité publique, toujours a priori en charge de missions de service public).

Dans la grande maison du public, c’est comme chez Jacques Lacan, il y a un dehors et il y a un dedans. Le dedans, c’est le « in house », c’est-à-dire le pouvoir adjudicateur lui-même et tous les services, fussent-ils externalisés, qui le prolongent. Aux termes de la directives qui devrait être adoptée sous peu, la situation de deux entités publiques et leur collaboration est dite « in house » pour autant que certains critères (contrôle, chiffre d’affaire, absence de participation privée) soient remplis |6|. La conséquence de cette qualification « in house », c’est que dans ces conditions, l’entité contrôlée peut prester des missions au profit de l’entité contrôlante sans que cette prestation n’appelle une mise en concurrence préalable (et donc un marché public). Les cas quotidiens de relation « in house » dans nos contrées, ce sont les asbl communales, les régies communales autonomes ou encore les intercommunales. On se bornera ici à faire observer que la question de la « nature » des prestations n’est absolument pas évoquée, fussent-elles de « service public » ou « d’intérêt public », pas plus que la nécessité économique, culturelle ou sociale de cette relation « in house » |7|.

La directive réserve ce type de critère à la question des « accords de coopération » (coopération horizontale), la différence de situation d’avec les « accords verticaux » tenant donc à l’absence de contrôle entre les entités. Un accord entre pouvoirs adjudicateurs tombe en dehors du champ d’application de la réglementation des marchés publics dans les conditions cumulatives suivantes : « (1) L’accord établit une véritable coopération entre les pouvoirs adjudicateurs participants, destinée à mettre en œuvre conjointement leurs tâches de service public et impliquant des droits et obligations mutuels, dans le but de prester une tâche de service public partagée ou de mettre en commun des ressources afin de leur permettre d’exercer leurs propres tâches. (2) L’accord n’est régi que par des considérations tenant à l’intérêt public. (3) Pas de participation privée dans les entités ».

Second renversement, le service public ne pourrait plus être « mutualisé » que dans le cadre strict définis par les autorités européennes et uniquement en considération de l’intérêt public. Pour dire d’une activité économique qu’elle recouvre une mission de service public, il ne suffira donc plus de dire qu’elles le sont parce que les pouvoirs publics ont trouvé bon et opportun d’exercer ces missions. À cet égard, par exemple, un organe stratégique mis en place par un pouvoir public et chargé d’apporter son conseil dans l’élaboration de projets d’aménagement ne pourra proposer son concours à une autre autorité sans satisfaire à ces critères. Ainsi donc, par l’effet de ces nouvelles conceptions, le service public, au sens organique, est-il désormais lui-même susceptible de cesser d’en être un…

L’Amour en fuite

Nul besoin de repasser sur les traits pour que le tableau vous apparaisse. Ce qui se dessine peu à peu, c’est l’érosion, dans l’un et l’autre cas, de la notion de service public, mais aussi, de manière plus frappante encore l’empreinte de l’effet de déflagration gigantesque que représente la combinaison de la politique européenne visant à restreindre le champ d’activité économique pris en charge par les pouvoirs publics avec la pratique des marchés publics et de la concurrence. Il est périlleux, et très certainement dogmatique, de penser qu’il existe une vérité catégorielle du « besoin social ». Toute activité économique, tout bien ou service répondra, en fonction de la volonté du nombre à un « besoin social » plus ou moins exigeant correspondant à un choix social. Le marché est défaillant quand la société le juge défaillant. De la prestation de service public à la régulation, toute intervention publique dans une activité économique marque la prise en considération de cette appréhension des besoins sociaux, définis par la collectivité. Confisquer le pouvoir de définir des besoins sociaux, culturels et même civilisationnels (si l’on songe que l’intégration de certains enjeux actuels se paieront en cataclysmes) pour les réduire à « une consommation formant une condition nécessaire à l’exercice des droits fondamentaux de l’individu » |8|, ainsi que tente de la catégoriser la technocratie européenne, est une duperie. Protéger le service public, et en particulier le service public local et de proximité, la mutualisation des moyens, la collaboration des pouvoirs publics, est un enjeu capital et de plus en plus nécessaire.

|3| C. Debbasch, L’administration au pouvoir, Calmann Levy, 1969

|4| L. Sfez, L’administration Prospective, Armand Colin Ed., 1970

|5| D. Henriet, L’Economie publique, Encyclopédia Universalis, 2004

|6| C’est d’ailleurs avec le même détachement pour ces questions que la Cour de Justice a rendu les arrêts qui ont inspiré ce nouvel élan de directive européenne. Voir à cet égard les arrêts Teckal du 18 novembre 1999 C107/98 ; Arrêt Accoset du 15 octobre 2009, C-196/08 ; Arrêt Oulun kaupunki, du 22 décembre 2010, C 215/09 ; etc.

|7| C’est d’ailleurs avec le même détachement pour ces questions que la Cour de Justice a rendu les arrêts qui ont inspiré ce nouvel élan de directive européenne. Voir à cet égard les arrêts Teckal du 18 novembre 1999 C107/98 ; Arrêt Accoset du 15 octobre 2009, C-196/08 ; Arrêt Oulun kaupunki, du 22 décembre 2010, C 215/09 ; etc.

|8| D. Henriet, L’Economie publique, Encyclopédia Universalis, 2004

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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