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Le chaînon manquant

Un journal en ligne sur les questions urbaines à Liège
dimanche 7 juillet 2013

Analyse

En bateau sur la Meuse

7 juillet 2013 - par Clara Dambourg

Tout le monde s’accordera à le constater : le fleuve constitue l’un des plus beaux atours de la ville de Liège. Cette présence aquatique structure le paysage comme aucun autre élément, symbolise puissamment la ville, attire vers elle promeneurs ou promoteurs. C’est bien souvent par rapport à elle — et à ses ponts — que l’on se repère dans l’espace. Pourtant, c’est une histoire d’amour contrarié que vivent les Liégeois avec la Meuse ; par delà-les voies rapides qui encombrent encore trop ses berges (mais de moins en moins), par-delà une histoire ancienne marquée par de violentes inondations et le comblement, au XIXe siècle, de presque tous les bras du fleuve qui dessinaient un riche réseau de voies d’eau dans toute la plaine alluviale.

Voilà sans doute pourquoi les Liégeoises et les Liégeois sont si nombreux à souhaiter pouvoir se déplacer, au quotidien, en bateau sur ce fleuve. Il n’y a pas un débat sur la mobilité qui puisse se tenir à Liège sans que l’idée ne soit lancée, sur un mode interrogatif ou revendicatif. On peut comprendre cet engouement : face aux embouteillages, aux bus qui ne semblent pas avancer, voguer sur la Meuse en sirotant un café pour se rendre au boulot est une perspective bien attrayante — qui renoue d’ailleurs avec le vaporetto qu’on voit circuler, au début du XXe siècle, sur de nombreuses cartes postales liégeoises.

Cela étant, même si le sujet revient régulièrement dans l’actualité, il n’existe pas à nos yeux d’étude de faisabilité démontrant la pertinence d’un tel service. Et les quelques projets qui ont été proposés en sont restés, à notre connaissance, à une discussion de principe. Une exception, cependant, le « Navibus », proposé en 2008 par la société luxembourgeoise « BMB ». Nous avons pu consulter le projet monté par cette société en vue de mettre en place un service de transport public par bateau, utilisant la Meuse. Le directeur de cette dernière, M. Christian Binet, affirmait avoir breveté ce concept et, surtout, le présentait comme une alternative incontestable au tram |1|.

Il est donc utile de prendre le temps d’examiner concrètement à quoi ressemblerait un service de transport en commun par bateau. Car si l’idée est séduisante, elle souffre malheureusement d’une série de tares largement rédhibitoires, non seulement pour lui permettre de devenir le transport structurant qui fait défaut à Liège, mais simplement pour justifier une exploitation régulière.

1. Un tracé inadéquat. La Meuse — et l’on n’y changera pas grand-chose — ne dessert pas les principales polarités urbaines de l’agglomération que sont la place Saint-Lambert, la gare des Guillemins, l’hôpital de la Citadelle, le Sart-Tilman (et demain le CHC, la Médiacité,...), etc pas plus que les quartiers se trouvant sur les (nombreuses) collines de Liège. Les quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres qui séparent ces points stratégiques de la Meuse ne sont absolument pas négligeables tant il est vrai que le succès d’un transport en commun dépend largement de sa capacité à passer au coeur des quartiers, à desservir directement les lieux de vie. Cette remarque est d’autant plus justifiée que, tant qu’à présent, la voie rapide de la rive gauche forme, à bien des endroits, un obstacle difficilement franchissable entre le fleuve et la ville (on notera cependant au crédit de l’idée qu’elle permettrait peut-être de faire évoluer cette situation dans un sens positif). En outre, les solutions envisagées pour relier les stations du « Navibus » aux coeurs de la ville (minibus électrique ou trottoirs hectométriques) ne résolvent pas le problème posé : qu’on calcule tout simplement le temps nécessaire à un trajet Guillemins-St Lambert via le « Navibus ».

Ajoutons que le tracé fluvial empêche quasiment toute possibilité d’intermodalité, notamment avec le bus et le train : à l’exception de celle de Jemeppe, aucune gare routière ou ferroviaire ne se trouve à proximité immédiate du fleuve. C’est notamment le cas de la gare des Guillemins, qui en est distante d’environ 700 mètres, c’est-à-dire beaucoup trop.

2. Une vitesse insuffisante. La vitesse d’un bateau est nettement inférieure à celle que permet un véhicule terrestre bénéficiant d’un site propre |2|. Si l’on ajoute le temps d’accostage ainsi que les temps — longs — d’accélération et de décélération, on constate que le bateau ne joue tout simplement pas dans la même catégorie que le tram.

3. Un manque de capacité. L’embarcation envisagée par « BMB » n’offre, selon celle-ci, qu’une centaine de places. Sans doute est-il possible de faire mieux. Reste qu’en l’état, c’est largement insuffisant pour faire face à la demande sur les principaux axes du réseau liégeois. En imaginant que l’arrêt d’un bateau à quai ne prenne qu’une minute et qu’une distance de sécurité d’une minute entre chaque bateau doive être respectée, en faisant en outre abstraction du trafic fluvial déjà existant dont il faudra bien tenir compte, cela signifierait qu’il est possible que trente bateaux accostent chaque heure à une même station. Même en suivant ce scénario improbable, la capacité du système atteindrait péniblement les 3000 usagers par heure, soit beaucoup moins que les 7200 envisagés par la SRWT (un chiffre qui, de surcroît, est probablement nettement sous-évalué par rapport aux besoins à moyen et long termes).

4. Un coût d’exploitation démesuré. Le prix unitaire du bateau est, toujours selon « BMB », de 1,5 million d’euro. Même à ce prix modeste (admettons-le jusqu’à plus ample informé), le coût par voyageur transporté risque d’être nettement supérieur à ce que peut proposer le tram. Car si une rame de tram coûte effectivement plus cher, elle a une capacité triple ou quadruple et s’amortit sur trente ans. Un rapide calcul montre que, du point de vue du matériel circulant, le coût annuel de la place de tram est probablement compris entre 200 et 300 EUR, contre 500 à 1000 EUR pour une place de « Navibus ». Du point de vue du personnel, là où un chauffeur suffit pour conduire un tram, deux personnes seront probablement nécessaires pour gérer en toute sécurité le pilotage et l’accostage d’un « Navibus », soit environ sept ou huit fois plus de personnel par voyageur transporté que le tram : sympa pour l’emploi mais probablement infinançable dans le cadre des contraintes actuelles. Quant au carburant (et un bateau fonctionne plus que probablement au fuel lourd, ce qui en rend le coût particulièrement imprévisible à long terme), nous ne disposons à ce jour d’aucune donnée, mais il serait utile, dans le chef du promoteur, de chiffrer et de publier la quantité d’énergie que nécessitent les arrêts et redémarrages d’un bateau contre l’inertie de la masse aquatique |3|. Bref, le coût d’exploitation d’un « Navibus » est sans doute démesuré.

5. L’évitement de la question du partage de l’espace urbain. Pour urbAgora, le tram est un moyen de réhabiliter la ville, d’y améliorer la qualité de vie, notamment en rééquilibrant l’occupation de l’espace en faveur des piétons, des cyclistes et des transports en commun. Ceci ne se fera pas sans que soient posés des arbitrages, parfois douloureux à court terme, entre des utilisations concurrentes d’un espace urbain qui est, par nature, rare. Liège a sur ce chapitre un retard abyssal sur la plupart des grandes villes européennes. Ce retard se marque non seulement dans les faits (la part modale de la voiture demeure hypertrophiée) mais aussi et surtout dans les mentalités (de nombreux Liégeois éprouvant tout aussi manifestement des difficultés à envisager la possibilité d’autre chose que le « tout-à-la-voiture »). Cette situation porte un préjudice grave à la ville et à la qualité de vie de ses habitants. Avec l’irruption de ce « Navibus », nous assistons simplement au lancement du premier des dérivatifs qui ne manqueront pas d’émailler (de polluer ?) le débat sur le tram et dont l’objectif récurrent sera de préserver la place de la voiture au centre-ville.

La conclusion s’impose : le bateau n’est malheureusement pas, au moins dans le projet proposé par BMB, en mesure de rivaliser avec les transports en commun terrestres.

Cette conclusion est d’ailleurs corroborée par l’échec retentissant |4|, au début de cette année, du projet « Voguéo », qui a fonctionné pendant quelques années à Paris. Les chiffres sont sans appel, et en particulier celui-ci : le coût d’exploitation, pour la collectivité, s’élevait finalement à 36 EUR par passager, tandis que la vitesse commerciale reste largement inférieure à celle des transports terrestres. Même dans l’agglomération parisienne, où la demande de transport en commun est extrêmement élevée, ce projet n’a donc pas pu marcher.

A contrario, le transport en commun par bateau s’impose pour l’usage quotidien là où il n’existe pas - ou très peu - de solution terrestre, à Venise bien sûr ; à Istanbul, où les ponts sont saturés et éloignés du centre-ville ; mais aussi dans la rade de plusieurs ports, où il n’y a pas d’autre solution pour passer d’une rive à l’autre sans faire d’énormes détours, comme à Toulon ou Copenhague ou même à Nantes, où la Loire est tellement large que le nombre de ponts reste limité. Tel n’est pas le cas de Liège, où les ponts sont nombreux.

Notre propos n’est nullement de déconsidérer l’hypothèse d’un transport fluvial — nous la trouvons au contraire sympathique et intéressante — ni de refuser des solutions originales (notre proposition de construire un téléphérique pour desservir la Citadelle en est la preuve). Un système de bateaux-mouches présente notamment un intérêt certain sur le plan touristique ou pour la revalorisation du fleuve dont de nombreux Liégeois s’accordent à penser qu’elle n’est pas encore acquise malgré les efforts déjà consentis. Mais en aucun cas, le transport fluvial ne pourra jouer un rôle quotidien. Il ne constitue donc en rien une alternative au tram. Il n’est en conséquence pas une priorité, mais plutôt un luxe, dont on pourra discuter une fois que l’essentiel – c’est-à-dire deux lignes de tram et le réseau REL – sera acquis et financé.

Cette analyse se base en partie sur une note de travail rédigée au sein d’urbAgora en 2008.

|1| Cf. La Meuse du 22 novembre 2008, RTC du 1er décembre 2008, RTL-TVI du 7 décembre 2008.

|2| Le meilleur bateau de la flotte nantaise atteint 17 noeuds, soit 31,5 km/h, là où un tram dépasse allègrement les 50 km/h.

|3| Là où un tram évolué peut convertir ses freinages en électricité qu’il réinjecte dans le réseau ou qu’il stocke dans des condensateurs.

|4| Le projet de « vaporetto » parisien Voguéo fait naufrage, in Le Figaro, 10 février 2013

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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