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jeudi 11 décembre 2014

Analyse

Potagers urbains à Liège : origines, enjeux et état des lieux

Quels types de potagers rencontre-t-on aujourd’hui à Liège et quelles en sont les origines ? Combien existe-t-il d’expériences potagères dans la commune et où se situent-t-elles ? Et, finalement, pourquoi développer des potagers en ville, quels en sont les enjeux ? Nous tenterons d’apporter quelques éclairages à ces questions dans cette analyse.

11 décembre 2014 - par Sophie Hubaut

La thématique des potagers urbains mobilise aujourd’hui de multiples acteurs. Parmi eux, on retrouve de nombreux citoyens engagés et de plus en plus d’architectes, urbanistes ou encore sociologues. En témoignent notamment le foisonnement de publications récentes à ce sujet, mais aussi l’engouement que suscitent des événements sur le thème |1|, et, sur le terrain, les listes d’attentes qui se forment pour obtenir l’accès à un espace de culture. Cet intérêt peut notamment s’expliquer par la multitude d’enjeux auxquels répondent les potagers en ville, des enjeux à la fois sociaux, écologiques, économiques et urbanistiques qui rejoignent les questionnements d’urbAgora et sur lesquels nous reviendront.

Mais, tout d’abord, penchons-nous sur la définition de cette thématique. Petites parcelles de cultures vivrières, les potagers sont réservés à une consommation familiale. Leur production n’est donc pas destinée à la vente — comme le maraîchage — et ne recouvre pas la notion d’élevage, auquel cas, on parle alors d’agriculture ou de ferme urbaine.

Ils peuvent prendre de multiples formes, ce qui est le cas aujourd’hui à Liège : parcelles individuelles parfois cultivées depuis plus d’une cinquantaine d’années, bacs sans propriétaires et à disposition de tous mis en place par le réseau des « Incroyables comestibles » ou encore potagers collectifs aux objectifs variés. Notre ambition est ici d’en établir un état des lieux sous la forme d’une carte |2| et de témoigner de cette diversité, à la lumière d’un bref historique de la pratique.

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Un jardin familial, parmi les potagers de Bressoux.

Potagers urbains et villes industrielles, un passé lié

Malgré un cadre juridique absent en Belgique concernant les potagers urbains — contrairement à des pays comme la France ou la Suisse — on peut distinguer à Liège deux grands ensembles : les « jardins ou potagers familiaux », dont il sera question ici, et les « potagers collectifs », que nous aborderons au point suivant.

Les jardins familiaux sont issus des « jardins ouvriers », fournis par les villes dès la fin du XIXe siècle aux familles ouvrières venant s’y installer, apportant à celles-ci une source de nourriture, de détente et de loisirs. Ces jardins étaient en outre considérés comme un moyen d’éviter les débordements, de fixer les populations tout en répondant à des préoccupations hygiénistes |3|. C’est à cette époque, en 1896, que naît la Ligue du Coin de Terre en Belgique, dont le but est de fournir aux ouvriers des jardins à bon prix pour leur assurer une « amélioration matérielle et morale » |4|. La section liégeoise de celle-ci naît quant à elle dans les années 1930, et compte parmi ses sites le coin de terre le plus important de Wallonie, situé à Bressoux sur le plateau du Bouhay.

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Les jardins familiaux de La Ligue des Coins de Terre et du Foyer, Bressoux.

Après la seconde guerre mondiale, le mouvement moderne défend une vision renouvelée de ces jardins ouvriers, qui seront à cette occasion renommés en « jardins familiaux » : des jardins plus nets, rectilignes, obligatoirement équipés d’un cabanon aux règles de construction stricte, coupant avec l’aspect paternaliste du jardin ouvrier, attirant de nouveaux publics (employés), et dont la fonction nourricière laisse place à « l’agrément ».

Liège compte encore à ce jour de nombreux « jardins familiaux », généralement sous la forme de parcelles individuelles de 1 à 3 ares situées sur des terrains appartenant à la commune ou aux sociétés de logements sociaux. Réserves foncières publiques et destinés, selon le Plan de secteur, à être urbanisés (zones d’habitat), ils sont mis en location sous baux précaires (renouvelables tous les ans, résiliable moyennant un préavis de 3 mois). Une situation qui rend l’avenir de ces potagers incertains, en proie à la pression immobilière. Récemment, des parcelles ont ainsi été expropriées et revendues en bordure des potagers de Bressoux, de même que plus anciennement (en 2009) au Thier-à-Liège, le long du boulevard Hector Denis, en vue d’y construire une série d’habitations « quatre-façades ».

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Parcelles de "jardins familiaux" au Thier-à-Liège (louées par la Ville de Liège).

La naissance des potagers collectifs

Les potagers collectifs quant à eux sont issus d’un autre courant : les « Community Gardens » |5|. Dans les années 70, New-York est touchée par la crise économique et parsemée de bâtiments abandonnés et de friches résultant de leurs destructions. Sous l’influence de Liz Christy |6|, un mouvement de « Guérilla verte » se met en place, composé d’artistes, d’étudiants et d’intellectuels porteurs d’une nouvelle utopie urbaine et politique. Autour de leur jardin « manifeste » de Manhattan, ils prônent une meilleure qualité de vie urbaine et un brassage des cultures. Depuis, si le discours politique se veut généralement moins combatif, de nombreuses initiatives fleurissent sur ce modèle à partir des années ’90 en Europe |7|.

En Belgique, une des références principales en termes de potagers collectifs est l’asbl Le Début des Haricots, active à Bruxelles depuis 2005. Elle définit le jardin collectif comme « une parcelle de terrain partagée et gérée collectivement (mais qui peut être partiellement divisée en parcelles individuelles), consacrée entre autres à la production écologique de légumes et de fruits. »

C’est un lieu qui se veut « convivial et ouvert à tous », et où « la dynamique collective est l’un des fondements du projet : toutes les décisions sont prises, idéalement, par l’ensemble des jardiniers ». La participation des habitants y joue un rôle essentiel, tant dans la mise en place que dans les animations régulières |8|.

Ces jardins collectifs, généralement implantés sur des friches urbaines, ont pour but d’améliorer le cadre de vie des habitants en les accueillant, en favorisant les contacts entre-eux et en abritant une nouvelle biodiversité grâce à un mode de gestion respectueux de l’environnement. Dans ce cadre, ils sont de réels outils de cohésion sociale et sont souvent mobilisés dans les opérations de rénovation urbaine afin de développer la rencontre et les discussions entre habitants d’un quartier.

À Liège, on en retrouve essentiellement dans la « couronne verte » de la ville plutôt que sur les friches, notamment au Thier-à-Liège et autour de la Citadelle. Le site des « Tawes » a ainsi été mis à disposition par la famille Dewez pour y développer un projet de potagers collectifs regroupant une vingtaine de jardiniers. On y retrouve plusieurs serres et des parcelles individuelles ou communes qui ne sont pas clôturées. Des potagers collectifs ont également étés aménagés dans le cadre de rénovation de logements sociaux et moyens par la Régie Foncière (par exemple au site de La Forge et à l’Ilot Firquet) et des « jardins familiaux » sont de plus en plus occupés par des collectivités (groupes d’amis, de voisins, asbl,...), plutôt que par des particuliers. Les catégories s’estompent donc petit à petit.

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Potager collectif sur le site des Tawes.

Quels enjeux pour les potagers en ville ?

Les potagers urbains participent de manière indéniable à une meilleure qualité de vie en ville, répondant à de nombreux enjeux, à la fois sociaux, écologiques, économiques et urbanistiques, que nous allons développer ici.

En termes d’enjeux sociaux, tout d’abord, les potagers communautaires sont une opportunité pour expérimenter un nouveau mode d’organisation collective autour de la gestion des espaces verts. Comme nous l’avons vu, les décisions y sont prises en commun : certaines tâches comme le labourage, le hissage de clôtures, la mise en place d’un compost, la construction d’un cabanon, etc. requièrent à des moments précis de l’année la présence de tous les jardiniers, de même que la culture et la récolte des légumes sur les parcelles communes, dont les productions sont réparties équitablement.

Tant les potagers familiaux que les potagers collectifs sont l’occasion de rencontres entre habitants d’un même quartier, entre publics de milieux différents ou encore entre générations, ce qui leur confère aussi un rôle de cohésion sociale. Pour certains, c’est même devenu la fonction première : on compte en effet à Liège quelques potagers dit « d’insertion » (« Ferme de la Vache », « Lopin de Bressoux »), dont l’objectif est de fournir à des personnes en situation d’exclusion un espace de discussion, de revalorisation, d’acquisition de compétences, et ce généralement en se mélangeant à d’autres publics.

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"Lopin de Bressoux", un potager collectif à vocation d’insertion sociale, au coeur du site de la Ligue des Coins de Terre et du Foyer.

En tant que lieux de rencontres, les potagers sont aussi des espaces de transmission de connaissances, sous diverses formes. D’une part, de plus en plus de jeunes ayant grandi en ville s’y impliquent, désireux de découvrir et d’apprendre le travail de la terre, de connaître l’origine des légumes qu’ils vont manger et les contraintes liées à leur production. Ils y reçoivent de précieux conseils prodigués par leurs aînés ou les jardiniers plus expérimentés. D’autre part, certains potagers se veulent « didactiques ». Destinés tant aux enfants qu’aux adultes, ils deviennent alors des lieux de sensibilisation sur des sujets comme la biodiversité, les cycles des saisons et de production ou encore la culture biologique. C’est le cas du potager de « la Cité s’invente », un écocentre consacré à la démonstration et à l’information dans les domaines de la protection de l’environnement et du développement durable. Il est situé dans le quartier Saint-Léonard, aux pieds des Coteaux de la Citadelle |9|.

Notons également que le maraîchage biologique destiné à la vente en circuit court est en plein essor, faisant face à une demande croissante |10|. Dans ce cadre, certains se spécialisent dans la formation par le travail dans ce domaine, comme l’asbl la Bourrache |11|. Les potagers peuvent dès lors jouer un rôle de tremplin vers la profession, en éveillant des vocations.

D’un point de vue écologique, ensuite, les potagers constituent une opportunité de développer la biodiversité en ville, pour autant qu’il y soit porté attention. La plupart des expériences récentes de potagers bannissent en effet de leurs pratiques l’utilisation de produits phytosanitaires, utilisant plutôt des intrants naturels (composts, fumier) et favorisant une utilisation intelligente et complémentaire des végétaux (plantation de moutarde pour régénérer les sols, de topinambours pour filtrer les métaux lourds, etc.). À ce titre, « les Jardins suspendus de Jonfosse » |12|, un jardin-potager situé au dessus de la gare du même nom et géré par l’asbl Natagora, se veut démonstratif. Ce jardin « nature » abrite en effet plusieurs espèces devenues rares en ville. Du côté des jardins familiaux par contre, on retrouve encore de nombreux amateurs de pesticides, malgré la volonté (avortée) de la Ville de Liège d’instaurer une charte pour une gestion plus responsable des potagers sur ces terrains |13|.

Les potagers urbains sont en outre étroitement liés à des questions économiques. Ils offrent en effet une alternative à la production alimentaire à grande échelle et valorisent le local et les circuits courts. Ils sont l’expression d’une volonté de rapport renouvelé à la nature et la nourriture — démarchandisé. Et même si la production y est souvent insuffisante pour subvenir à tous les besoins alimentaires des jardiniers, elle peut sans conteste constituer un apport intéressant pour les personnes à plus faible revenus.

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Sur le site des Tawes, on compte 3 serres où poussent entre autres piments et tomates.

Enfin, les enjeux urbanistiques des potagers sont étroitement liés à ceux des espaces verts, dont ils complètent le maillage |14|. Ils contribuent notamment au maintien de la perméabilité des sols -et donc à la limitation des inondations- et plus généralement à la présence de la nature en ville dans toute sa diversité, réduisant de ce fait la volonté de départ des familles vers la campagne et l’étalement urbain |15|.

Les potagers collectifs sont finalement un outil de reconquête de l’espace urbain. Friches et toits plats |16|, sont ainsi réinvestis dans de nombreuses villes dont Paris |17|, Berlin |18| ou Marseille |19|. Les deux composantes ne sont pas absentes de Liège, mais leur utilisation par les citoyens est encore timide. La question de la « réappropriation de l’espace public » par les potagers est cependant abordée symboliquement — et ne demande qu’à être développée — par projet des « Incroyables comestibles » |20|. Un projet initié par le Centre Liégeois du Beau-Mur en mai 2013, dont le principe est de disposer des bacs ou aménager des espaces à plusieurs endroit de la ville où légumes et aromates seraient mis à disposition (et gestion) de tous.

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Incroyables Comestibles, bac de la place Saint Etienne, devant le "RElab".

Conclusion 

Depuis la naissance des premiers jardins ouvriers, jusqu’à l’apparition toute récente des bacs « Incroyables comestibles », Liège a donc vu naître une multitude d’initiatives potagères, aux objectifs tantôt didactiques, tantôt d’insertion ou de cohésion sociale, tantôt de préservation de la biodiversité ou même visant tous ces objectifs à la fois. On compte ainsi aujourd’hui dans la commune de Liège 230 parcelles de « jardins familiaux » mis en location par la Ville et tout autant par d’autres acteurs publics et asbl, ainsi qu’une dizaine d’expériences de potagers collectifs, et ce, sans compter les jardins privés des particuliers, en intérieur d’îlots.

La pratique rencontre cependant plusieurs freins, entre autres celui de la pression immobilière, mais aussi celui de la présence dans les sols liégeois — et dans la plupart des potagers — de métaux lourds. Une présence dont on sait peu de choses et amenant chacun à développer ses propres stratégies et théories à ce sujet, par manque d’études et de sensibilisation.

Mais l’émergence récente de nouveaux types de potagers ainsi que le nombre croissant de personnes s’improvisant jardiniers sont finalement révélateurs d’une volonté de changement dans le rapport à la consommation de nourriture, moins associée aux lois du marché, et définitivement plus en lien avec le terroir. Un changement qui doit notamment passer par une reconnaissance de ces lieux de production comme une partie intégrante de la ville et de son fonctionnement.

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Potager collectif du site des Tawes.

|1| Notons, par exemple, la séance d’information au sujet du mouvement international des “Incroyables Comestibles” organisée au Centre Liégeois du Beau-Mur le 23 avril 2013 , qui a rassemblé contre toute attente plus d’une centaine de personnes.

|2| Les potagers cités dans cette analyse et les autres initiatives liégeoises, sont représentées sur la carte interactive ci-dessus.

Notons que cette analyse se concentre sur la Ville de Liège et qu’il serait intéressant de continuer le travail de recensement des potagers sur les autres communes de l’agglomération.

|3| Frauenfelder A., Delay C., Scalambrin L. « Potagers urbains vs jardins familiaux ? Réforme urbaine et controverse autour du beau jardin et son usage légitime » in Espaces et Socétés, n°158 2014/3. pp. 67-81.

|4| Mougelot, C. « Une sœur aînée de la S.N.T. : la Ligue du Coin de Terre et du Foyer insaisissable » in Les cahiers de l’urbanisme, n°9, Hiver 1991.

|5| Baudelet, L., Basset, F., Le Roy, A. Jardins partagés. Utopie, écologie, conseils pratiques. Mens, ed. Terre vivante, 2008.

|7| Gilsoul, N. « Villes fertiles : évolutions » in Jardins en ville, Villes en jardin. Ed. Parenthèses, 2013. pp 261-281.

|8| [“Un jardin collectif, c’est quoi ?”-http://www.haricots.org/node/1008] par l’asbl Le Début des Haricots

|11| L’asbl, dont le siège social se situe au Centre Liégeois du Beau-mur, a cultivé successivement les sites de « La Crevasse » à Grivegnée (aux pieds du parc des Oblats) et le site des Tawes au Thier-à-Liège. Aujourd’hui, elle s’est implantée sur un terrain à Xhendremael. C’est essentiellement une Entreprise de Formation par le Travail (EFT) proposant à la vente des paniers bio issus de sa production. (http://www.labourrache.org)

|12| Source : Natagora.

|13| Le service environnement de la commune de Liège avait en effet entamé des démarches (réunions avec plusieurs acteurs liégeois) dans le courant de l’année 2010, dans le but de développer plus de synergies entre les initiatives et mettre en place une charte qui incite à une gestion écologique de ses terrains. Cependant, les démarches ont été interrompues en attendant les résultats de l’étude Pollusol 2, commanditée en 2011 par la Spaque, qui doit faire l’état des lieux de la pollution des sols liée au passé industriel à Liège.

|15| Terrin, J-J. Jardins en ville, Villes en jardin. Ed. Parenthèses, 2013.

|16| Voir l’initiative Bruxelloise Potage-toit sur le toit de la KBR.

|17| Par exemple le Jardin nomade ou l’interstice 56 St Blaise

|19| Entre autres, sur les toits de la friche Belle de Mai

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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