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Le chaînon manquant

Un journal en ligne sur les questions urbaines à Liège
dimanche 14 novembre 2010

Analyse

La trame sociale du tram

Accessibilité, logement et participation sociale

14 novembre 2010 - par François Bertrand

La mobilité est devenue une composante essentielle de nos sociétés, facteur d’intégration et de cohésion sociale. Cependant, la capacité de se déplacer reste très inégale. La fragilité caractérisant les publics précarisés et paupérisés se double d’inégalités géographiques (inégalités des dessertes en transports en commun, inégalités de dotation en infrastructures de base). L’arrivée du tram liégeois constitue donc un enjeu de taille. Le redéploiement d’un réseau de transports en commun structurant sur l’agglomération pouvant fortement influer sur ces inégalités : les choix posés impacteront l’accès à l’emploi, à la formation aux loisirs, à la culture gages de participation à la vie de la cité.

Le « nouveau tramway » prend le contre-pied des « totems » de verticalité (Tours et fronts de Meuse) comme des coupures (Voies rapides et trémies) ayant marqué la ville-centre de Liège durant depuis l’après-guerre en accentuant les frontières naturelles de la Meuse et de la Dérivation. Le tram de nouvelle génération s’inscrit quant à lui dans une vision technique sensée relier les quartiers (plutôt que les couper ou les asphyxier à l’instar des infrastructures de mobilité dure).

Il est toutefois nécessaire de déconstruire certains présupposés. Toute une littérature grise entourant la mise en place de Nouveaux Tramways en Europe se pare de formules attrayantes laissant pourtant en creux les aspects sociaux de celui-ci. Le tram en tant que « nouveau regard sur la ville et une nouvelle manière de concevoir les conditions de sa prospérité rejoignant l’objectif de redonner la ville à ses habitants en leur offrant une ville belle, sécuritaire, confortable, silencieuse, peu polluée, dans laquelle se déplacer devient un réel plaisir. En un mot, une ville où il fait bon vivre, tout en étant une ville plus prospère et plus efficace » (Source : L’arrivée du tramway, Ville de Montréal)... ne préjuge en effet en rien la volonté politique d’inclure une analyse et des réponses politiques dans leurs mise en œuvre. De même, les références souvent laconique aux retombées nécessairement positive du tram contribuant à la « cohésion sociale » reste le plus souvent non approfondi, peu spécifié et communiqué.

La rencontre des enjeux de justice sociale liées à la mobilité ne coulent pas de source et gagneraient à se départir des tendances à projeter les attentes sur une « image de la ville ». Trois aspects gagneraient à être explorer : Les questions d’accessibilité, du logement et de dotation du territoire urbain en termes de services à la communauté.

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Logements sociaux le long de l’axe du tram, réalisés dans le cadre de la revitalisation liée au chantier du tram, quartier Bacalans, à Bordeaux.

1. Accessibilité du réseau, garant d’inclusion sociale

La mobilité est devenue une nouvelle norme de la société contemporaine, où position sociale et capacité de mobilité sont généralement liées. La mobilité est conçue comme un potentiel d’accès aux ressources de la vie sociale, qu’il s’agisse de la formation et du travail, des loisirs et de la sociabilité reste un facteur déterminant de la participation sociale. Les carences en matière de TC constituent une problématique aiguë pour les franges modestes de la population cumulant les fragilités. Ainsi les zones suburbaines ou des quartiers excentrés ou enclavés, sont bien souvent les lieux les moins bien desservies.

Plusieurs constats peuvent être posés.

A/ Inclusion sociale

Un adulte « inséré » parcourt plus de 30 kilomètres par jour et fréquente des lieux dont beaucoup ne sont pas desservis par les transports publics (et de plus en plus souvent selon des rythmes exigeants, horaires décalés et fractionnés). L’inaptitude à la mobilité résultant d’une absence de transports publics adaptés aux besoins, la difficulté à pratiquer les moyens de transport ou encore la méconnaissance des ressources offertes est souvent identifiée à un risque de renforcement des situations d’exclusions sociales. De même, l’accès à l’emploi est corrélée à la capacité de déplacement (l’absence de permis perçu comme handicap d’employabilité en est une des illustrations).

B/ Inégalités territoriale/géographiques

L’importance des distances à parcourir peut interdire l’accès à certains emplois à cause de contraintes de temps et de contraintes financières inacceptables. Par conséquent, pour un individu ou un groupe d’individus, la taille du marché de l’emploi est à entendre comme le nombre d’emplois à portée de déplacement. Le même constat peut être pointé quant aux possibilités de participation à la vie sociale (tel que l’investissement associatif, le bénévolat, etc.).

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Bordeaux, immeuble « Arc en ciel », réalisé dans le cadre du déploiement du tramway. Architecte : Bernard Bühler.

Premier logement : les deux jeunesses résidentielles

Le rajeunissement de la ville-centre observé à Liège depuis les deux dernières décades (où les 18-35 ans sont passés de 8% à 14% de la population) témoigne dans le sens de mutations des trajectoires résidentielles d’accès au logement.

Les nouveaux urbains issus de la seconde couronne rurbanisée ou des régions rurales des Provinces de Liège et Luxembourg prendraient d’avantage racine en Cité Ardente. Ceci tranche avec le rôle de « cité de transit » auparavant dominant. Le vécu d’une certaine précarité d’habitat au sein de la ville devient le dénominateur commun de la jeunesse populaire suburbaine comme des enfants des classes moyennes issus des zones rurbaines. Les jeunes « urbanisés » (dans le cadre de la migration estudiantine) tout comme les jeunes captifs des zones suburbaines et rurbaines expliquerait en partie le ralentissement de l’exode urbain.

Le développement de ces nouvelles inscriptions résidentielles ne sont pas sans comporter des disparités entre les deux groupes mentionnés. L’apparition d’une jeunesse à deux vitesses constitue à notre sens un enjeux à prendre en compte dans le déploiement du réseau TC à venir. Les quartiers centraux (e.g. centre rive gauche, Outremeuse, Guillemins deviennent aires d’opportunités pour les jeunes urbains centraux issus des classes moyennes) tandis que l’ancien tissu intermédiaire faubourien et les zones suburbaines proches (eg. Longdoz, Quartiers Nord et Bressoux-Droixhe) sont occupée par une jeunesse d’avantage marquée par le mal-logement.

2. Tram et logement

A/ Tram et risques de gentrification

Le logement est un élément important à prendre en compte dans le cadre de la conception du futur tram. Comme le soulignait Bourdieu : « Les pouvoirs publics contribuent de manière déterminante à faire le marché immobilier, à travers le contrôle qu’ils exercent sur le marché du sol et les formes d’aide apportées à l’achat ou à la location ». Or on constate que les pouvoirs publics ont laissé s’effondrer la production de logement social, peu présent dans les centres et représentant un segment minoritaire de l’immobilier belge. Le phénomène de gentrification peut d’ores et déjà s’observer en rive gauche liégeoise caractérisée par un meilleur maillage en services publics. L’amélioration du cadre de vie et des déplacement en proximité des niches de gentrification préexistante comporte ainsi un risque d’accélération du phénomène.

B/ Logement social, parent pauvre du cœur d’agglomération

La faiblesse structurelle des politique sociale du logement en Belgique se fait ressentir à Liège comme ailleurs. Dans le paysage actuel du parc locatif social et des biens loués en AIS, il est peu probable que l’offre puisse contrer les effets délétères découlant des phénomènes de gentrification et d’opportunisme immobilier. L’on constate par ailleurs qu’une part importante du parc social à disposition se situe en périphérie, dans des zones enclavées parfois peu desservie par les transports en commun.

C/ Le logement étudiant, où sont les loyers modérés ?

La majeure partie du parc locatif étudiant liégeois est aux mains du privé. L’offre publique et universitaire reste minoritaire tandis que l’on construit de nouveaux kots dits « de luxe et sécurisés » en centre-ville et que la commune projette un « écoquartier » au Sart-Tilman dont la part en accessibilité aux étudiants à bas revenus reste à ce jour peu précisée.

Or on sait que les franges précaire des publics étudiants tout comme les couches modestes de la population seront les premières touchées par une re-configuration de l’offre dans la foulée de l’arrivée du tram. La construction du réseau est également une opportunité pour repenser une offre de Kots à loyer modérés en proximité directe du réseau.

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3. Dotation et pôles de services à la collectivité

L’accès aux services collectifs dans les domaines de la santé, des soins, de l’éducation, de l’emploi et de la formation, du logement, de la culture, des transports et des communications, joue un rôle essentiel dans le développement des individus et des groupes. Il représente en même temps un facteur clé de la différenciation sociale et de la reproduction des inégalités.

On peut considérer que l’accessibilité des services ainsi comprise met en jeu deux grands ensembles de facteurs déterminants : les attentes, ressources, dispositions et représentations des usagers d’une part ; la configuration et la localisation de l’offre de services disponibles d’autre part. L’accessibilité des services dépend de la configuration des services, de leur densité, de leur localisation, de leur disponibilité.

Or l’on constate :

Le maillage des services de première ligne (administration communale, antennes CPAS, mairies de quartiers) correspondent toujours aux anciennes frontières pré-fusion des communes. Du côté des opportunités, l’arrivée du tram offre de repenser la localisation de l’offre de service via une reterritorialisation en phase avec le développement du tramway. La territorialisation ne doit pas être définie sous le seul angle des services ou de la voirie mais doit bénéficier d’une triple approche simultanée : les services, les espaces publics (de passage, de rencontre et de loisir) et l’animation (communale, associative, scolaire, de voisinage). Il est nécessaire de dépasser le paradoxe : respect de l’identité des quartiers ainsi que de leurs différences et aspiration à une égalité entre eux. D’une part, ce paradoxe trouve sa solution dans la définition d’un socle commun de services, commerces, équipements, aménagements qui serait peu à peu mis en place dans chacun d’entre eux. Plus que d’égalité, il convient de parler d’équité qui tienne compte de l’histoire, des atouts et des faiblesses de chacun.

Sur un plan plus global (adjoignant aux services de première ligne les services parapublics, associatifs), l’on constate que l’équité territoriale se trouve ici — tout comme pour le logement et les inscriptions résidentielles — mis à mal en rive droite moins dotée en services de première ligne, en polarités économiques et de services dans la ville mais également en termes d’équipements (espaces verts, aires de jeux). Une desserte forte selon une nouvelle vision du cœur d’agglomération liée à un rééquilibrage en termes de dotation en services constitue sans doute un des aspects brûlant (à la fois atout et risque) pour le futur réseau en gestation.

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Tramway de Bordeaux. Photo : François Bertrand

Pour conclure : Une maison du tram pour anticiper risques et opportunités

La réputation que s’est acquise le Nouveau Tramway tient en partie au fait qu’on le dit être un excellent instrument de développement et de re-développement urbain. En matière de justice sociale, cette réputation reste à se traduire dans la pratique. Liège, profitant des expériences et diagnostics posés dans les villes étrangères se doit de relever ce défi.

Pour ce faire, il semble primordial de mettre en place une plateforme observatoire des quartiers et des effets du tramway afin d’anticiper les risques et opportunités. L’on peut distinguer trois types d’opérations : celles directement liées à l’insertion de la plate-forme tramway, celles de réhabilitation de terrains et immeubles donnant sur le corridor tram, et les opérations d’urbanisme à plus grande échelle de sites limitrophes au tramway ou traversés par celui-ci. Ce type d’observatoire pourrait s’inscrire dans la constitution d’une « maison du tram » à l’image de Reims ou Dijon constituant un guichet d’information autant qu’un pôle de médiation et de sensibilisation proches des habitants.

Une première version de cette analyse a été présentée lors du débat organisé par tramliege.be, le 3 novembre 2010 à la salle « Article 23 », sur le thème des "enjeux sociaux du tram".

Bibliographie sélective :

BESSARD, M., KAUFMANN, V., JOYE, D. , 2007, Enjeux de la sociologie urbaine, Presses Polytechniques Universitaires Romandes, Lausanne.

AVENEL, C, « Les quartiers dits sensibles entre logique de ghettoïsation et dynamiques d’intégration, in : BESSARD, M., KAUFMANN, V., JOYE, D. , 2007, Enjeux de la sociologie urbaine, pp 223-247.

VIRY, G., 2009, « L’habiter à l’épreuve de la pendularité » in : PATARONI, L., KAUFFMANN, V., RABINOVITCH, A., Habitat en devenir, Presses Polytechniques Universitaires Romandes, Lausanne.

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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