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samedi 2 avril 2011

Analyse

Traversée d'Outreville

Mixité sociale en milieu rurbain : une mosaïque verticale ?

2 avril 2011 - par François Bertrand

Penser la ville est manifestement chose compliquée en Pays de Liège. En témoigne, la difficulté à décrire un siècle d’étalement de son bâti, à cerner ses ramifications physiques — voiries, unités industrielles, zonings, centres commerciaux. Entre l’agglomération liégeoise et ses villes périphériques, les frontières ville-campagne disparaissent. Apparaît un arrière pays « sans nom » marqué par une lourde empreinte écologique, l’entre-soi de ses lotissements, le repli sécuritaire de ses habitants. Cette image de « ghetto périphérique homogène » coule-t-elle pour autant de source ? Pas si sûr. Quelques éléments de nuances, le temps d’un voyage en bus entre Verviers et Liège.

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Verviers-Liège : 35 km , 20 minutes d’autoroute via le plateau de Herve. Plutôt ardu d’apercevoir les paysages depuis cet axe. Compris entre les vallées de la Vesdre et de la Meuse, ce qui est devenu depuis les années 60 une tentacule semi-urbanisée de Liège était autrefois un boccage rural. Nous l’appellerons « Outreville ». Traversée par la nationale 3, coupant à travers sept communes, cette ville hors les murs pourrait se retrouver à d’autres extrémités de l’agglomération liégeoise, le terme générique, évoquer d’autres paysages de la dorsale wallonne.

Traversée « d’Outreville »

Prenant son départ à Verviers-central, la ligne TEC 38B abandonne rapidement les derniers faubourgs de la cité lainière et ses ateliers textiles aménagés en logements sociaux. Bref arrêt face à un ex-lactarium reconverti en centre commercial. Le bus s’engage dans un défilé de lotissements. Ceux-ci semblent se suivre sans fin le long de la N3 — pavillons des années 30, rez-plus-un d’habitat social, 3 et 4 façades simili-fermette s’imbriquent comme des blocs de tétris allant même jusqu’à comprendre en leur sein des poches vertes ou survit une ferme isolée. Sur le strict plan de la proximité géographique, la mixité sociale est une réalité apparente.

Contrairement à une pensée répandue (critique des modes de vie rurbains aidant), le lotissement des campagnes traversées ne date pas des années 80. Dès le début du XXème siècle, apparaissent sur ce qui deviendra Outreville, des faubourgs périphériques, première empreinte d’un tissu urbain intermédiaire correspondant à la dispersion des sites miniers et sidérurgiques. Le trajet interurbain TEC emprunté par le bus est un vestige d’une ancienne ligne vicinale qui permettait une desserte fine de ces lieux d’exploitation.

Aux zones de production lourde des fonds de vallées est ainsi venue s’adjoindre une industrialisation d’échelles diverses sur un territoire rural morcelé. Une seconde vague de dispersion des foyers constituant le marché du travail se développe dès l’après guerre. Celle-ci voit la fixation de la main d’œuvre issue de l’immigration. La marche du bus est une façon de ramener les aiguilles en arrière. Les successions de rond points décorés — wagonnet de mine sur massif de géranium, anciennes machines agricoles flanquées de vaches en plastique — rappellent la difficile digestion de ce passé pluriel par les pouvoirs locaux.

Euthanasie de l’espace public

Ne nous y trompons pas, la coexistence de différentes couches de populations aux origines sociales variées ne fait pas pour autant d’Outreville une oasis de mixité. Premier point d’achoppement : l’usage de l’espace.

Nous sommes au kilomètre 18 de la ligne 38B, derrière la vitre se déroule un fil continu d’espaces bâtis, coincée dans une bretelle autoroutière, une grappe de supermarchés. Les frontières communales semblent abolies, seuls les centres commerciaux et les zonings font office de repères visuels. Pour les habitants, ces drive-in sont un ersatz d’espaces collectifs. Des non-lieux pourtant à l’écart où rien n’est fait pour le piéton et le vélo. Le constat est semblable pour l’emplacement des zones d’activités. À l’écart, étalés, les zonings restent difficilement accessibles pour les transports en commun. Plusieurs tendances sont à l’œuvre :

— Les services de proximité (Poste, mutualité, antenne emploi) quand ils ne sont pas privatisés ou fermés sont réimplantés au sein de parcs commerciaux difficiles d’accès ;

— Les derniers prés et vergers situés le long des axes routiers sont transformés en parkings aux proportions croissantes ;

— La consommation de terrains et friches disponibles se trouve décuplée par l’étalement de rez-de chaussée commerciaux, chapelets de blocs techniques énergivores ;

Dans ce contexte, le travailleur qu’il vienne des villes-centre ou d’Outreville est enjoint à utiliser l’automobile. Injonction d’autant plus lourde et coûteuse pour les jeunes travailleurs précaires qu’elle se double du couperet des dispositifs de contrôle de disponibilité sur le marché de l’emploi.

Inégale mobilité et question scolaire

Le « capital mobilité » |1| différencie et invalide l’hypothèse de cohésion sociale par la proximité géographique. On constate que les déplacements contraints des périurbains modestes se caractérisent par une mobilité réduite, un fort investissement de l’espace domestique, un espace de vie « insulaire » (lorsqu’ils vivent repliés sur leur domicile) ou « territorial » (lorsqu’ils investissent l’espace proche) |2|.

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Le cœur de l’agglomération est évité. Les activités de loisirs, les relations sociales, mais aussi l’attachement à la localité font naître un ancrage local caractéristique d’un habitus « populaire » périurbain |3|. Au contraire, pendant leur temps libre, les périurbains aisés, se distinguent par une mobilité intense. Celle-ci se réalise, pour une bonne part, à l’échelle d’Outreville (dont ils consomment un grand nombre de ressources) ou vers les villes de Verviers et Liège. Ceux-ci disposent d’une capacité à articuler toutes les échelles, celle du domicile, de la métropole, celle des déplacements interurbains. Contrairement aux précédents, la mobilité sur l’ensemble de l’aire urbaine n’est pas pour eux un fardeau. Elle est un choix d’épanouissement, voire une forme de distinction.

Dans quelles écoles évoluent les enfants d’Outreville ? Peu de données chiffrées et pourtant une « carte scolaire » implicite semble s’imposer. A mi-chemin de la ligne TEC, le principal établissement scolaire du plateau : bahut de taille absorbant une partie cohortes de la jeunesse d’Outreville, package tout compris, trois filières en une institution : cours et bâtiments séparés, « éduquer sans mélanger », tout un symbole. Pour les autres, ce sera la migration journalière vers les écoles des centre-villes. Chassés-croisés de bus plein à craquer est-ouest et vice versa sur la N3, migrations journalières. Ici les distinctions s’opéreront dans les choix d’établissements. Si l’enfant ne dispose pas d’activité en Outreville, son domicile devient enclave en territoire étranger. En matière parascolaire, l’attitude des familles est, elle aussi, très inégale. Certaines (le plus souvent à fort capital culturel) favorisent l’accès des enfants à l’ensemble des ressources de la ville : spectacles, cinémas, sorties. D’autres familles n’estiment pas cette ouverture nécessaire et se contentent des activités disponibles localement. À ceci s’ajoute pour les accédants aux études supérieurs, la dotation d’un véhicule, l’efficacité des « parents taxi » et parfois le financement d’un « kot confort » à Liège (différenciation ultime en matière de scolarité).

La mosaïque verticale : le choix et la contrainte

Passé le terril de Micheroux — contemplant le chaos du laisser-faire urbanistique du plateau — le bus entame sa descente vers Liège. Les cicatrices du monde ouvrier se font plus nombreuses. Une ceinture de logements sociaux pavillonnaires marque le sas diffus entre Outreville et le finistère Est de Liège. En milieu rurbain, l’hétérogénéité des contextes individuels surdétermine une grande hétérogénéité des comportements et des modes d’habiter. Plus que d’un ghetto de classes moyennes, j’y vois une mosaïque : patchwork de fonctions, archipels d’activités, mélange de cultures. La conjugaison au « périurbain pluriel » ne forge pas la cohésion sociale. Les stratégies individuelles renforcées par le « laisser-faire laisser-aller » des pouvoirs publics séparent plus qu’elles ne rassemblent.

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Pour bien des habitants des espaces rurbains, la « contrainte » l’emporte sur le « choix » : isolement, captivité résidentielle, difficile mobilité, difficulté d’accès à l’emploi. Comme la banlieue rouge liégeoise décrite en 86 par François Dubet |4|, Outreville comporte également ses galériens. L’image du bus, des personnes y montant/descendant se rappelle à nous : à son bord des usagers bien souvent captifs, personnes âgées, jeunes pris dans les contraintes de leur territoire ou la fatigue de mouvements pendulaires vers la ville-centre. L’espace du « choix » est à chercher chez les candidats à la propriété quatre-façades mieux dotés en capitaux. À l’arrivée, c’est donc une « mosaïque verticale » |5| qui se dessine.

Il n’empêche, le bus 38B prendra comme de coutume son terminus sur l’Esplanade des Guillemins. Le chauffeur s’extrait de sa cabine, cinq minutes de pause réglementaires. L’observant boire son café devant le « nuage blanc » Calatrava, je ne peux que penser qu’il est sans doute l’une des dernière sentinelles du service public en Outreville et sa ligne, un fragile fil d’Ariane reliant le périurbain lointain, trop souvent méconnu, caricaturé ou nié…

Ce texte est paru dans le numéro de « Bruxelles en Mouvement » daté d’avril 2011.

|1| KAUFMANN, V., 2004, “Motility : mobility as capital”, International Journal of Urban and Regional Research. Vol 28, n°4, pp 746-753.

|2| LE BRETON, E., 2005, Bouger pour s’en sortir. Mobilité quotidienne et intégration sociale, Armand Collin, Paris.

|3| VIRY, G., KAUFMANN, V., WIDMER, E., 2009, « L’habiter à l’épreuve de la pendularité », in : Habitat en devenir, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, Lausanne, pp.89-91.

|4| DUBET, F., 1987, La Galère. Jeunes en survie, Fayard, Paris.

|5| L’expression est ici empruntée à John Porter (Cf. encadré). PORTER, J, 1965, The Vertical Mosaic. An Analysis of Social Class and Power in Canada, University of Toronto Press, Toronto.

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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