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vendredi 28 octobre 2011

Analyse

Gratuité sélective ou gratuité généralisée ?

28 octobre 2011 - par Pierre Eyben et François Schreuer

Un droit à la mobilité

À l’heure de la libre circulation des marchandises et des capitaux inscrite dans les Traités européens, il est piquant de constater que de nombreuses personnes sont elles aujourd’hui bridées dans leur mobilité. Quand, à titre d’exemple, 500.000 personnes environ vivent sous le seuil de pauvreté en Wallonie, le premier frein est financier (pas de voiture et coût trop élevé des transports en commun). Notons que l’offre déficiente des transports en commun (TC) constitue un autre frein réel (trop peu, trop lents, pas partout,...). Toutefois nous n’aborderons pas ce point dans le présent texte. Il est complexe et soulève des questions importantes comme celle de l’organisation du territoire |1|.

La mobilité n’est pas un « gadget » moderniste. Elle conditionne l’accès à de nombreux droits fondamentaux (travail, aide sociale, culture,...) et est une condition à l’insertion d’un individu dans une société. En conséquence, il est légitime d’affirmer un « droit à la mobilité ». C’est notamment ce qu’a fait le Collectif sans ticket |2| ; c’est également le point de vue défendu ici.

D’emblée, il est toutefois important de préciser que ce droit à la mobilité n’a rien de commun avec le « bougisme » |3| et la célébration de la vitesse qui sont intimement liés à la logique de la société de consommation. En clair, le droit à la mobilité, c’est l’accessibilité et non multiplication des déplacements. En outre, il ne dispense pas (au contraire) d’une réflexion sur la « soutenabilité » des modes de transport et des désirs de déplacement. Ce n’est pas le droit de sacrifier l’avenir des générations futures. En ce sens, la solution qui répond le mieux à la tension entre vision sociale (la mobilité crée des opportunités sociales, du bien-être) et écologique (moins on bouge, mieux c’est pour l’environnement), est précisément le transport en commun qui permet de réduire les émissions de CO2 en regard de la voiture.

L’objet de la présente analyse est de montrer, à l’échelle de la Wallonie, combien la gratuité des TC (en l’occurrence de l’offre de la SRWT) constituerait un pas en avant important afin de rencontrer le droit à la mobilité et de contrer la véritable fracture sociale qui se fait jour en la matière.

L’obstacle financier

Les obstacles existant au « droit à la mobilité » sont nombreux. La tarification du transport public, trop élevée pour de nombreuses personnes, est celui que nous abordons dans ce document. En 2010, le nombre de personnes qui vivaient avec des revenus inférieurs à 899 euros par mois s’élevait à 19.5 % en Wallonie. Pour des revenus si peu élever le coût des TC devient vite un frein réel.

En outre, il est bon de rappeler à cet égard que les personnes précaires sont aussi celles qui paient le plus cher parce qu’elles ne savent pas investir dans un abonnement et paient souvent le tarif unitaire, prohibitif.

Or le prix du ticket individuel augmente beaucoup plus vite que celui des abonnements ces dernières années. En février 2010, le prix du billet unique TEC passait de 1,3 à 1,4 euros |4|. En novembre 2010, le gouvernement wallon autorisait la SRWT à passer le prix du billet de 1,4 à 1,6 euros dès février 2011 |5|. Et en octobre 2011, il donnait son accord pour le passer de 1,6 à 1,8 euros dès 2012 |6|. Ceci représente en 2 ans environ une augmentation de 38%. Notons qu’à Bruxelles, la STIB va carrément faire passer de 2 euros à 2.5 euros le prix du billet unique.

L’évolution du TC par bus en Wallonie en quelques chiffres

En 2010, les 5 sociétés d’exploitation du groupe SRWT (Société Régionale Wallonne du Transport) ont transporté 277,8 millions de voyageurs, soit 15,8 millions de plus qu’en 2009. Ceci correspond à 5,98% de clients supplémentaires par rapport à l’année 2009. Depuis 2000, la fréquentation des bus et des trams wallons a progressé de 92,52%, soit presque un doublement de la clientèle en une décennie. Sur la même période les recettes ont augmenté de 67.8% pour culminer en 2010 à 115 millions d’euros |7|.

Outre l’augmentation globale, il existe également une fidélisation accrue des usagers. On constate une augmentation du nombre d’abonnements. Ainsi 197.537 personnes étaient abonnées en 2010, contre 190.080 un an plus tôt (+3,92%). La ventilation par âge sur les abonnements est la suivante : 148.828 abonnés Lynx (12 à 25 ans), 44.404 abonnés Open (26 à 59 ans) et 4.305 abonnés Alto (60 à 64 ans). Elle démontre que les jeunes demeurent les premiers utilisateurs des TC. La fidélisation se reflète également dans l’augmentation encore plus importante des abonnés annuels : 134.830 contre 124.327 en 2009 (+8,45%). En contrepartie, le nombre d’abonnés mensuels est à la baisse de 4,63% (62.707 contre 65.753).

Pourquoi prôner la gratuité ?

Afin de promouvoir un réel droit à la mobilité, diverses initiatives ont vu le jour réclamant la gratuité des TC pour certaines catégories sociales. Cette solution est évidemment plus souhaitable que la gratuité qui est aujourd’hui offerte aux personnes âgées sans distinction de revenu. Cela étant il nous semble que pas mal d’arguments plaident plutôt en faveur d’une généralisation de celle-ci à tout le monde, sans distinction.

Premièrement, dans l’économie post-fordiste, les catégories sociales sont floues et mouvantes. Le travailleur d’un jour est le chômeur du lendemain. Les formes de travail et de non-travail s’interpénètrent. La précarité n’est pas un statut social, mais une condition. Il est par conséquent très difficile d’établir des critères justes dans l’attribution de la gratuité. La feuille d’impôt (qui, dans les faits, renvoie aux revenus d’un an et demi à deux ans plus tôt) n’est certainement pas pertinente pour ce faire.

Deuxièmement, la gestion de la tarification (émission et contrôle des billets) a un coût qui n’est pas négligeable. Dans un contexte où de nombreuses catégories sociales (chômeurs, scolaires, pensionnés, minimexés, étudiants, etc), qui sont déjà les principales utilisatrices du TC, bénéficieraient de la gratuité, il est probable que ce coût corresponde à une part non négligeable d’une gratuité généralisée. La gratuité généralisée épargne aussi des coûts administratifs (temps et coûts liés à la paperasserie) et symboliques (stigmatisation liée au statut de « pauvre ») aux bénéficiaires d’une gratuité sélective.

Troisièmement, dans la mesure où nous pensons que cette gratuité devra reposer sur un financement par ceux qui ont les « épaules » les plus larges (voir plus bas), pour qu’elle « fasse communauté », nous estimons qu’il faut que les riches aussi voient l’intérêt qu’il y a à contribuer à l’effort commun. À ce titre, la gratuité pour les riches aussi apparait comme une manière de renforcer la logique de leur contribution au financement. Même si ceci démontre un déficit démocratique de notre société, on ajoutera que si les riches — qui, par définition, disposent de réseaux d’influence plus étendus que les pauvres — se mettent à l’utiliser, il y a fort à parier que le lobbying en faveur du transport public va s’intensifier (et les investissements suivre à l’avenant), ce qui bénéficiera à tout le monde.

Le financement ?

Ainsi que cela a été évoqué précédemment, il nous semble que la meilleure — et la plus juste — façon de financer les services publics, et en l’occurrence la gratuité des TC, reste un impôt à la progressivité plus marquée et donc une contribution accrue des plus riches à la solidarité.

En outre, il conviendrait également de réaffecter aux TC les sommes aujourd’hui consacrées à la défiscalisation des voitures de société (entre 200.000 et 400.000 véhicules en Belgique soit environ entre 5 % et 10 % du parc automobile). La déductibilité des frais liés aux voitures de société, est aujourd’hui de 90 % pour les véhicules les moins polluants et 60 % pour les plus polluants ce qui est énorme. La fiscalité favorable aux voitures de société coûte chaque année 4,1 milliards d’euros à la Belgique, soit 1,2 % de son produit national brut, faisant du pays le leader absolu en Europe |8|.

Cela dit, il est surtout important de constater que le financement public de la SRWT, la société faitière des 5 TEC wallons, est déjà largement une réalité. En 2010, l’enveloppe octroyée (pourtant bloquée depuis 2008) s’élevaient à 421 millions d’euros, soit environ 81 % du total des ventes et rentrées d’exploitation de la SRWT (521 millions d’euros) |9|. ((Binz sur les chiffres ici entre rapport financier et ce que j’ai trouvé dans la presse. Selon rapport financier rentrées serait plutôt de l’ordre de 400 millions puisque les rentrées sont annoncées à 115 millions. Cela dit, la nomenclature du rapport financier est super opaque et il est possible que des subsides se cachent encore dans les 115 millions de rentrées annoncés)))

Prenant en compte la perte d’exploitation (3 millions d’euros), à service égal, l’effort afin d’assurer la gratuité serait donc de l’ordre de 100 millions d’euros. ((Environ 118 millions si autres chiffres ???))

La question est cependant un peu plus difficile car la gratuité est supposée (c’est d’ailleurs un de ses objectifs) augmenter de façon non négligeable le nombre d’usagers et donc les coûts d’exploitation. Ce chiffre, et sa mise en parallèle avec le coût de certaines mesure comme la défiscalisation pour les voitures de société (environ 1.5 milliards pour la Wallonie) donne cependant un ordre de grandeur utile.

Toutefois, un calcul plus fin est compliqué car un report modal important signifierait des coûts d’exploitations plus importants mais également des rentrées importantes : créations d’emplois , diminution de l’impact de la mobilité voiture (dégradation des routes, réductions de particules fines, diminution des émissions de C02,...),...

Quelques objections habituelles à la gratuité

Alors que l’enveloppe de la SRWT a été bloquée par le gouvernement wallon et que la tendance est plutôt à la hausse des tarifs et aux menaces sur certaines lignes, réclamer la mise en place de la gratuité peu sembler utopique. Outre que cela existe pourtant déjà dans un certain nombre de villes du monde |10|, le présent document montre que cela correspond à un investissement public qui est tout sauf démesuré au regard d’autres budgets. C’est donc une simple question de priorité politique.

Certains prônent un tarif minimum, voir symbolique plutôt que la gratuité. Nous sommes opposés à cette option pour plusieurs raisons. Premièrement, cela implique de maintenir une infrastructure de contrôle qui va coûter plus cher qu’elle ne rapporte. Deuxièmement, pour les personnes véritablement démunies (par hypothèse incapables de faire les démarches administratives ad hoc pour bénéficier des réductions auxquelles elles ont droit), le coût, aussi minime soit-il, constitue un obstacle parfois insurmontable.

Enfin, une objection courante est que la gratuité va « dévaloriser » le service et inciter les usagers à s’y comporter n’importe comment. Outre que les problèmes de violences dans les TC sont souvent liés à l’acquittement du titre de transport, il nous semble que cet argument est spécieux. Devrions-nous utilisant le même raisonnement rendre l’école publique payante ? Le respect des institutions publiques est important et l’on ne peut que s’émouvoir en voyant que des citoyens déboussolés (volonté de contester l’autorité ou de dénoncer son abandon et confusion sur la nature de ses représentations) ou purement délinquants s’attaquent à des bus (notamment via des jets de pierre) mais ceci est un problème qui ne sera en rien accentué par la gratuité qui au contraire est susceptible de réconcilier tous les citoyens avec un outil collectif réellement mis à leur disposition.

Conclusion

Un transport public gratuit, c’est un bien public extraordinaire. C’est un outil d’insertion au service des plus faibles, c’est un outil qui simplifie la vie de tout le monde : on ne se pose plus de questions, on monte dans le bus (le tram, le métro,...) quand on veut.

En conséquence, il nous semble que la gratuité des TC (en l’occurrence ceux relevant de la SRWT) constituerait un pas en avant majeur pour le droit à la mobilité, et devrait être une priorité majeure pour le gouvernement wallon, a fortiori lorsque celui-ci est de majoritairement de gauche et compte en son sein des écologistes.

|1| Dans un territoire péri-urbanisé, il est très difficile et très coûteux de faire du transport public. À l’inverse, certaines lignes de bus dans les territoires urbains sont quasiment à un niveau d’auto-financement.

|3| Voir le texte « Contre l’idéologie mobilitaire » : http://politique.eu.org/spip.php?article1075

|8| Source : Etude du bureau Copenhagen Economics commandée par la Commission Européenne

|10| Ajouter REF ????

À propos des auteurs

Pierre Eyben et François Schreuer sont administrateur et président d’urbAgora.

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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