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lundi 25 avril 2011

Analyse

Le noeud coulant des marchés publics

25 avril 2011 - par Bernard Soar

Introduction

Cet article un peu long tend vers un étrangloir assez simple : La législation sur les marchés publics va assassiner à petit feu les pouvoirs publics locaux. Cet assassinat en règle s’opère avec la complicité de tous. Une furie de réformes qui tiennent plus de la psychose puritaine et de la doctrine libertarienne que de l’esprit d’équité dans lequel on les drape s’abat sur nous. Qui réagit ? Personne. Ou presque.

Préliminairement, cependant, puisqu’il faut toujours bien se garder des meutes et dans ce type de débat en particulier : Il ne s’agit pas ici de prétendre que la transparence et l’équité ne doivent pas présider aux décisions des pouvoirs publics dans la passation de leurs contrats. Les contrats publics, comme du reste tous les actes que posent les pouvoirs publics doivent être justifiés au regard de l’intérêt social prépondérant et d’un traitement équitable des citoyens et des acteurs économiques. Nous ne dirons pas autre chose.

Aux sources

La législation relative aux marchés publics telle qu’elle s’applique dans notre royaume et dans le reste de l’Europe unifiée (avec plus ou moins de nuances) répond à des ambitions économiques dictées par un accord GATT de 1994. De cet accord ont découlé de très nombreuses directives européennes plus ou moins transcrites dans nos droits nationaux, avec plus ou moins de bonheur, avec plus ou moins de fidélité, avec surtout un contentieux croissant et une évolution jurisprudentielle exponentielle et disparate. La tache continue d’être frottée et se répand comme dans une planche de Quick et Flupke où les deux chenapans finissent à force de tirer dessus par repeindre le parquet de l’appartement à l’encre noire d’écolier.

Reprenons donc depuis le début. Deux constats. 1) Les premiers mots de l’accord GATT relatifs aux marchés publics sont : « Reconnaissant la nécessité d’un cadre multilatéral efficace des droits et obligations le respect des lois, règlement et pratiques concernant les marchés publics en vue d’assurer une plus grande libéralisation et l’expansion du commerce mondial et l’amélioration du cadre international pour la conduite du marché mondial. » On ne peut mieux dire.

2) Un passage en revue rapide de cet accord permet très simplement d’en déduire les effets et principes, lesquels n’appelaient pas (encore) l’arsenal juridique détaillant précisément la procédure conforme à ces principes. L’Europe se sera chargée entretemps de cette besogne. Le GATT a gravé les tables de la loi, et l’Union a organisé le catéchisme qui va avec.

Le lecteur honnête s’apercevra aisément que les recommandations de l’accord d’avril 1994 sont dictées par le bon sens et correspondent au fond à de la « bonne administration ». Mais le ton est cependant donné : on administrera désormais mieux pour assurer une plus grande « libéralisation » et la « conduite du marché mondial », comprenez même que dans l’avenir on administrera mieux grâce à « la libéralisation » et à « la conduite du marché mondial ».

Tout est là. Le résultat de l’accord GATT dont on peut mesurer, quinze ans plus tard les tentacules encombrants était pourtant prévisible. C’est l’aboutissement d’un renversement idéologique très profond et insidieux que nous avons trop tendance à oublier. Quels étaient les principes de l’accord du 15 avril 1994 ? Publicité, Non-discrimination entre les soumissionnaires, Transparence, Voies de recours. Rien de bien méchant, en somme. Et même plutôt des lieux communs. Cependant, de là qu’a-t-on obtenu ? Une procédure coûteuse, lente, objet de spéculations financières, nourrissant le soupçon permanent de la corruption des administrations et des décideurs politiques, incitant ceux-ci à privilégier le choix du marché pour épargner leurs responsabilités et leur intégrité. Un corset un peu serrant.

Un petit saut dans la réalité de terrain

Pour éclairer le lecteur, illustrons l’état où nous sommes par une petite scénarisation d’un dossier de marché publics |1|.

La Commune de bidule veut se doter d’un nouveau stade de football. Il faut construire de nouveaux gradins et tribunes, un terrain, une buvette — cafeteria qui servira de salle des fêtes — et enfin procéder à des aménagements d’abords.

Avec le secours d’un architecte, la Commune de bidule a constitué un cahier des charges très précis avec un métré récapitulant l’ensemble des postes à pourvoir. Le gestionnaire du dossier, Monsieur Hulot, a terminé son cahier des charges avec l’architecte en avril de l’an zéro. Comme il est un peu tard dans le mois d’avril — nous sommes le 24 — et qu’il reste moins de 15 jours avant le prochain Conseil communal, la procédure veut que soit il sollicite l’urgence au Collège pour le passage de son dossier soit il attende patiemment le Conseil communal suivant.

Demander l’urgence pour le passage d’un tel dossier est problématique. Le doute s’installe. Pourquoi demander l’urgence sur un tel marché ? Y-a-t-il le feu ? Et surtout les conseillers auront-ils le temps de s’assurer que la procédure choisie est la bonne ? Question purement hypothétique puisqu’en vingt ans de métier, jamais un conseiller de la majorité comme de l’opposition n’a demandé à Monsieur Hulot la moindre précision sur quelque sujet que ce soit. Enfin bon, il vaut mieux attendre juin.

Le premier lundi de juin, disons le 6, le Conseil communal adopte le cahier des charges et la procédure choisie. Comme le prévoit le Code de la démocratie locale, les procédures de marchés publics et les cahiers des charges sont envoyés à la tutelle régionale wallonne pour approbation. Le délai de remise d’un avis d’approbation est de 30 jours prorogeable de 15 jours. Avant l’été de très nombreux dossiers tombent dans l’escarcelle de la tutelle et l’agent en charge du dossier décide de demander à bénéficier de cette prolongation de délai, débordé qu’il est. L’avis de la tutelle tombe donc le 20 juillet. Il est négatif. Pourquoi ? Parce que le dossier de Monsieur Hulot repose sur une division en deux tranches du marché. Une tranche pour le terrain et le stade et une seconde tranche pour la cafeteria (salle des fêtes). Pourquoi ? Parce que la construction de la cafeteria dépend de la budgétisation d’un subside dont la Commune n’a toujours pas reçu la confirmation écrite officielle. La commune a donc décidé de procéder à un marché « par tranche ferme et tranche conditionnelle ». Des mots barbares pour une réalité simple : on commande en deux fois, le montant du marché est globalisé et le marché passé par adjudication, mais une partie de la commande est soumise à condition. Cela se fait depuis toujours en Belgique et est reconnu par une jurisprudence du Conseil d’Etat mais… la tutelle ne connaît pas ce mode de fonctionnement que n’explicite pas la loi belge… et refuse donc le cahier des charges, dans un courrier signé de la main du ministre en charge, ce qui pour un juriste comme Monsieur Hulot s’apparente à la valeur normative (légère mais non nulle) d’une circulaire ou d’une réponse à une question parlementaire.

Quel recours contre cette décision étrange ? Un recours au Conseil d’Etat ? Ce serait bien mal parti… et sans doute politiquement délicat… Le Collège tranche. On attendra donc la confirmation de la subvention et on passera le marché à ce moment.

Le 15 septembre miracle : la confirmation de subvention est tombée et Monsieur Hulot, qui a anticipé, a un nouveau cahier des charges à déposer au Conseil communal.

Le 3 octobre le Conseil approuve le nouveau cahier des charges et la procédure… Et cette fois la tutelle rend rapidement un avis favorable si bien que le marché est publié le 25 octobre. S’agissant d’un marché d’importance, il est soumis à la publicité européenne et un délai ordinaire de 52 jours s’impose entre l’envoi de l’avis de publication et l’ouverture des offres.

Le marché est passé par adjudication, ce qui veut dire, en gros, que c’est le moins-disant qui l’emporte. Nous sommes donc déjà la mi-décembre. Notre maître d’ouvrage confie alors à son auteur de projet (l’architecte) le soin d’analyser les offres déposées. D’emblée un problème important se pose. L’un des soumissionnaires a indiqué un prix unitaire extrêmement bas pour la mise en œuvre de certains matériaux. L’auteur de projet interroge donc le soumissionnaire au sujet de ce prix qui fait très avantageusement baisser le montant total de sa soumission par comparaison aux autres soumissionnaires. Le soumissionnaire a quinze jours pour répondre et indique qu’il confirme le prix unitaire indiqué, qu’il s’agit bien d’une erreur, mais qu’il peut attester par la remise de prix du sous-traitant sollicité pour ce poste que c’est le prix contractuel qu’il a lui-même obtenu et ses conditions générales d’achat qu’il exhibe le protègent.

Le pouvoir adjudicateur pense à tort que c’est tout à son profit et puis surtout ne voudrait pas essuyer un recours de la société moins-disante qui assure avec aplomb pouvoir tenir ces prix anormaux… Le collège suivant attribue donc ce marché à la société Z à la fin janvier 2011…

Mais la décision est bien entendu envoyée à la tutelle qui a à nouveau… 30 jours pour réagir. Disons qu’elle ne tique pas sur l’analyse de prix, et donne donc son accord sur la passation de ce marché. Nous sommes à la fin février et il est temps maintenant de notifier le marché.

La procédure impose désormais que le pouvoir adjudicateur indique l’ensemble des voies de recours qui s’ouvrent aux soumissionnaires malheureux et qu’un délai de 15 jours leur soit laissé pour contester la décision. L’un d’eux est particulièrement furieux et indique qu’il est anormal qu’on n’ait pas procédé de manière unilatérale à la correction de prix qui sont manifestement anormaux sur certains postes. Il indique qu’il entend attaquer la décision du pouvoir adjudicateur qui aurait « pu » et non « dû » procéder à cette correction. Le Conseil d’Etat, par miracle, conforte cependant la décision du pouvoir adjudicateur et indique que cette faculté n’est pas obligation, que le soumissionnaire interrogé a confirmé son prix et que dès lors la Commune de bidule était en droit de passer le marché.

La notification peut donc avoir lieu… le début des travaux est enfin programmé… Nous sommes en avril de l’an un…

Mais après trois mois, un problème important se pose. Le soumissionnaire et son sous-traitant sont en procès au sujet de ce prix inadéquat. Le sous-traitant indique qu’il s’agit d’une erreur, ce que l’entreprise a d’ailleurs reconnu et a été même invoqué par une société tierce devant le Conseil d’Etat. Elle dit aussi que cette erreur entraîne une lésion importante entre les prix annoncé et les coûts qu’elle doit effectivement supporter. Le chantier est arrêté.

Le pouvoir adjudicateur pourra certes faire valoir des intérêts de retard pour tout ceci mais c’est l’inconnue : quand le chantier pourra-t-il reprendre ? L’entreprise sait que les intérêts de retard sont de toute façon limités à 5% de la valeur totale du marché (peanuts). Le risque pour l’entreprise est donc important mais limité.

En octobre de l’an un, le chantier piétine toujours. On a travaillé 3 mois sur 6. Le chantier enregistre donc déjà un retard de 3 mois. Il devrait durer un an. Quelles sont les voies qui s’ouvrent au pouvoir adjudicateur ? Soit il attend que la situation se règle et se contentera de la sanction via les intérêts de retard, soit il fera procéder à la réalisation des travaux « en régie » c’est-à-dire par un tiers et aux frais de son soumissionnaire défaillant, soit enfin il résilie le contrat en indiquant que les travaux se poursuivent de manière telle qu’il est impossible de terminer le chantier dans les délais. Ces deux dernières possibilités sont séduisantes, certes, mais toutes deux sujettes à d’innombrables recours. La résiliation est-elle abusive ? Peut-être en l’état, alors vaudrait-il mieux attendre que le retard de la société Z soit un peu plus conséquent, laisser pourrir encore deux ou trois mois pour être surs… La décision de passer en régie est-elle abusive ? Quels sont les prix appliqués par le tiers désigné pour remplacer l’entreprise ? Et surtout sera-t-il possible de continuer avec la société Z une fois ces travaux passés ou faudra-t-il tout faire en régie ? Et combien de temps vont durer les épisodes judiciaires ultérieurs ? Et si la société Z est mise en faillite (ça n’arrive évidement jamais avec ces sociétés anonymes…) qui va payer les surcoûts dus à la mise en régie…

L’étrangloir

De ce conte plus vériste que caricatural on voudra bien tirer quelques enseignements.

Que nous a apporté le mécanisme de tutelle en Région Wallonne ?

En Belgique on a tellement voulu bien faire que l’administration s’autocontrôle pour s’assurer anticipativement que des recours ne surviendront pas. L’administration recourt en quelque sorte contre elle-même pour défendre sans qu’on lui ait rien demandé l’intérêt hypothétique de tiers. Ou plutôt : l’intérêt du marché, c’est-à-dire le respect de la concurrence libre et non faussée.

Il fut un temps où on laissait ce soin aux opérateurs privés qui ont du reste démontré leur inventivité à ce sujet... On a donc appelé ça la tutelle sur les pouvoirs locaux.

Tout commence par une confusion des genres sortie du chaos semé un certain 5 septembre 2005, à Charleroi. Un rapport d’expertise daté de juin 2005 est rendu public qui révèle de nombreuses anomalies de gestion à la Carolorégienne, première société d’habitations sociales de Charleroi. D’autres détournements comptables sont révélés. La suite on la connait… pour Charleroi. Mais les suites vont frapper toute la Wallonie et avoir des effets bien plus importants que ceux qu’on évoque habituellement et qui concernent les seuls carolos et les inculpés.

Car en fait, tous les pouvoirs publics, en particuliers locaux, sont inculpés. Ils sont mis la tête sur le billot d’un autre tribunal, celui de la haine ravivée du peuple contre ses dirigeants et ses administrations, toujours suspects de magouilles, de malfaçons, d’inconséquences. On va donc leur demander de souffrir que d’autres, plus avisés qu’eux, refassent leur travail et repassent sur leur prose. Dans quel but ? S’assurer notamment que les procédures de marchés publics sont respectées. C’est-à-dire ? S’assurer que la procédure est adéquate pour ce type de marché. C’est-à-dire ? S’assurer que la manière dont les soumissionnaires seront désignés est adéquate au regard de la loi sur les marchés publics ?

Ah bon.

Mais par définition, n’est-ce pas le genre de choses qu’on ne peut mesurer après le marché bouclé ? Une fois les masques tombés et les déguisements sur les chevilles ? Et puis les voies de recours ouvertes aux soumissionnaires ne sont-elles pas déjà assez nombreuses pour qu’on s’épargne ce genre d’audition permanente ?

Quels sont les résultats de la procédure de tutelle dans la matière des marchés publics ? 1) les procédures sont allongées considérablement ; 2) les organes décisionnels communaux (Conseil et collège) sont décrédibilisés et déresponsabilisés dans leur prise de décision ; 3) la tutelle à travers des avis de plus en plus raides, crée une nouvelle jurisprudence des marchés publics qui réduit encore la marge de manœuvre des pouvoirs locaux ; 4) l’administration locale est méprisée et soumise à la relecture de tiers qui n’ont qu’une connaissance éloignée des réalités du dossier et surtout aucun compte à rendre sur le suivi de celui-ci.

Les effets pervers sont là. La tutelle n’impose pas d’attendre sa décision pour entamer la procédure… mais pas un fonctionnaire ni un organe décisionnel communal n’oserait se mouiller sans son avis désormais. La règle est donc : attendons. La tutelle peut se tromper, parfois : oui, mais il est coûteux et inutile de le lui faire remarquer. La règle est donc : laissons-tomber, écrasons. Mais bon sang, la tutelle est rarement négative dans ses avis (un taux record de 0.60% d’annulation des dossiers transmis) ! : oui mais le risque est encore trop lourd à porter… Attendons, qu’on vous dit.

Mais il y a pire. Un site internet privé qui permet aux pouvoirs adjudicateurs d’introduire leurs avis de marché par voie électronique vous propose désormais en fin de parcours de faire relire, moyennant finances, votre cahier des charges par un spécialiste, ce qui vous permettra d’obtenir une sorte de « certification privée », un « label ». Est-ce le début d’une tutelle privée ? Certains ne perdent pas le nord en tout cas…

Qui tient les comptes de notre malhonnêteté ?

Dans notre histoire, on peut se demander si la situation aurait été meilleure si la Commune avait corrigé derechef les prix et désigné un autre soumissionnaire.

Ceci nous permet de poser un autre constat de l’étranglement où nous poussent les marchés publics. Car au vu de la tendance de la jurisprudence, nous sommes loin des certitudes que le recours de la société écartée, portant facialement la moins chère, n’aurait pas porté ses fruits… Et puis, la perspective peu réjouissante d’un bel article dans la presse locale indiquant que la société machin qui était pourtant beaucoup moins chère a été écartée au profit de la société trucmuche… information bien entendu éclairée des commentaires nuancés dont la presse actuelle sait nous abreuver… n’est pas de nature à rassurer le pouvoir adjudicateur. C’est la nature humaine, personne n’aime avoir sa tronche dans un canard avec écrit dessus « Monsieur Hulot corrompu ? ».

Alors que choisir entre la peste et le choléra ? Les bandits ? Les emmerdes ? La suspicion ? Les menaces ?

La lâcheté, le calme et la volupté.

En fait, la dérive est lointaine. Les marchés publics ont été d’abord encadrés pour éviter que les états ne réservent des contrats à leurs nationaux. La préférence nationale était un usage criminel au regard de la globalisation que voulaient les auteurs de l’accord et aussi a-t-il été communément admis, pour asseoir le GATT, qu’il faille d’abord lutter contre ce phénomène chauvin. Puis, on a érigé les procédures de marchés publics en garde-fous contre la corruption des administrations, mythe encore exacerbé par des grandes affaires ineffaçables. Mais dans le fond le seul et véritable moteur de ces réformes, c’est le libéralisme économique.

Le résultat est éloquent : de la lutte contre le protectionnisme on est passé au dénigrement de grandes entreprises nationales (la police belge ne se fournit plus à la FN, désormais) ; de la lutte contre la corruption on a abouti au soupçon permanent de la corruption des élites et à l’inintelligibilité des procédures ; du libéralisme appliqué à la passation des contrat public on a obtenu l’émergence d’un nivellement par le bas des offres et à des recours judiciaires spéculatifs contre les décisions administratives.

Et si on ne se fatiguait pas ?

Depuis qu’on sait qu’une pomme est une pomme et qu’un torchon est presque une serviette, depuis qu’on sait que la faculté de décision de nos administrations est éreintée par son indécrottable incompétence et sa notoire malhonnêteté, le plus simple pour comparer deux offres, c’est encore de regarder le prix.

Si on veut bien se souvenir de notre exemple, le moins cher n’était cependant pas forcément celui qu’on pensait. Certains marchés comme celui-là, sont d’ailleurs exclusivement attribués sur base du prix, il n’y a pas à tortiller, c’est ce que la loi impose et il n’y a rien là-contre.

Et pour les autres marchés ? Ceux où d’autres critères devraient également compter : Les qualités techniques de la prestation ? La fiabilité du prestataire ? L’expérience du prestataire ? Les équipes du prestataire ? La connaissance des spécificités locales ? Tout ça ne nous dit rien qui vaille. Tout ça pue l’entourloupe. Outre qu’il est difficile d’objectiver une décision sur base de critères a priori plutôt subjectifs, et que donc les voies de recours sont innombrables, la tendance de la jurisprudence et de la doctrine est très fortement ancrée sur cette idée qui n’est inscrite nulle part mais s’est insidieusement glissée dans l’esprit de tous les praticiens : l’agent économique dont la soumission est la plus basse doit être préféré aux autres. Il est par une sorte de présomption doctrinaire le plus apte à réaliser le marché. Les autres critères d’attribution font partie du décorum et de la grand’messe des marchés publics. En user fait peur. Le pouvoir discrétionnaire est désormais l’exception, la règle c’est le marché.

Une caricature ? Depuis la loi du 23 décembre 2009, le Conseil d’Etat peut être saisi directement par les soumissionnaires insatisfaits et statue sur leur demande de suspension sans qu’ils aient à démontrer un préjudice grave difficilement réparable, ce qui était difficile. Le Conseil d’Etat peut par ailleurs analyser les motifs de la décision et ne doit donc plus s’en tenir à une analyse superficielle des éléments de procédure. Le premier arrêt rendu par le Conseil d’Etat dans cette nouvelle procédure |2| s’en prend précisément à la motivation d’un acte de désignation dans la mise en œuvre du critère de prix.

Pour faire simple, le Conseil d’Etat reproche au pouvoir adjudicateur d’avoir considéré qu’entre deux prix de 20% séparés, il n’ait pas à qualifier ceux-ci de manières différentes dans ses critères d’évaluation et considère ces deux ci indistinctement comme « globalement satisfaisants ». Le Conseil d’Etat dit donc que les données objectives de deux prix doivent être comparées de manière relative dans les critères de décision. Un prix ne peut donc être considéré de manière générale mais bien précisément et objectivement, au regard des autres prix et au dernier carrât, dirait-on. Douze et demi n’est pas treize. La douzaine n’existe pas dans l’univers des marchés publics.

Il y avait cependant dans ce dossier d’autres critères qui ont appuyé la décision du pouvoir adjudicateur. Lesquels ? Selon quelle pondération ? Mystère ! Ça n’intéresse pas non plus la doctrine, qui analyse l’arrêt avec beaucoup d’intérêt et se permet de commenter notamment « les suspensions se multiplieront sans nul doute compte tenu de la complexité croissante du droit des marchés publics ». Traduisez : la spéculation ira bon train dorénavant, toutes les vannes sont ouvertes, tout ce qui n’est pas objectif est suspect. La corporation s’en réjouira sans doute.

Ce qui est désormais perdu

L’honnêteté des pouvoirs publics est désormais déniée jusqu’à preuve du contraire. D’abord il y a le soupçon. Les pouvoirs publics ne sont pas pleins de mansuétude et pétris d’équité : ils sont corrompus et donc antilibéraux par nature. C’est pourquoi on met en place des procédures qui traduisent les principes de bonne administration.

La loi de Lidl : Le meilleur c’est forcément le moins cher (à moins que ce ne soit le contraire). On instaure en principe que de plus en plus de procédures sont d’abord et prioritairement passées en fonction des prix déposés. Le moins cher l’emporte, c’est normal, c’est logique, c’est plein de bon sens.

Monsieur Hulot, le fonctionnaire que conchie déjà joyeusement la moitié de la population pour des motifs qui sont assimilables à ceux qui laissaient croire à une époque (révolue) aux braves gens que les communistes mangent des enfants, sa motivation est passablement éreintée… entre le moment où il a clôturé son cahier des charges et la passation du marché, il s’est écoulé une année… un opérateur privé aurait mis deux mois.

Conclusion

La conclusion est simple, pour sortir de cette impasse. Il faut revenir à un modèle qui se fonde sur une réappropriation du pouvoir décisionnel par les pouvoirs locaux dans la passation des contrats publics ; obtenir la suppression des mécanismes de tutelle en la matière ; forcer le retour à une procédure qui se fonde plutôt sur la négociation que sur la monomanie du prix, sur la transparence des marchés passés par la publicité a priori et a posteriori, sur la revalorisation d’un contrôle social permanent à travers les mandataires innombrables qui nous représentent dans les organes publics.

Faute de quoi, les pouvoirs publics continueront à payer toujours plus cher pour des marchés attribués à des matamores qui cassent les prix, à arroser des avocats trop heureux des contentieux interminables où nous poussent ces réglementations kafkaïennes, à s’arracher les cheveux et l’âme à louvoyer entre le désir de défendre le bien public et celui d’épargner leur santé et leur honneur.

|1| Cet exemple est purement fictif, cependant les questions juridiques (ou des questions du même ordre) qu’il soulève ont été rencontrées dans différents dossiers sur base d’éléments similaires. Il est donc partiellement caricatural, en particulier en ce qu’il met en présence une accumulation de problèmes qui ne se posent fort heureusement pas toujours tous en même temps (encore que…).

|2| Arrêt 208.513 - SA Spatial Intelligence Genuine.

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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