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Une publication de l'asbl urbAgora

Le chaînon manquant

Un journal en ligne sur les questions urbaines à Liège
mardi 30 décembre 2014

Analyse

Enjeux patrimoniaux du XXe siècle : des voeux pour 2015

L’année 2014 aura été marquée, à Liège, par la publication du Guide d’architecture moderne et contemporaine à Liège (1895-2014) |1|, qui signale peut-être la fin d’une longue traversée du désert pour l’héritage architectural du modernisme. À une encablure de l’année nouvelle, la rédaction a proposé à Thomas Moor, directeur de la publication du guide avec Sébastien Charlier, de procéder à une sélection subjective de sites patrimoniaux du XXe siècle pour lesquels des enjeux se poseront en 2015. Tour d’horizon.

30 décembre 2014 - par Thomas Moor

La Cité administrative

Plus que toutes les réalisations des Golden Sixties à Liège, la Cité administrative (1963-1967) jouit d’un statut controversé : érigée au cœur du centre historique, elle a nécessité l’arasement de quartiers anciens, alors à l’état de taudis, pour permettre sa construction, incarnant la mutation effrénée de Liège après-guerre et crispant la majeure partie des habitants à son égard. Pourtant, à y regarder de plus près, la cité et l’ancien grand magasin qui le jouxte (ex-Innovation en Feronstrée) révèle, dans la qualité de leur exécution, une écriture fine et radicale, résultat du soin accordé par ses concepteurs, le tandem d’architectes Jean Poskin et Henri Bonhomme, auteurs de la plupart des tours à Liège à cette époque (Kennedy, Belvédère, Simenon, …). Aujourd’hui vidée par la Ville de Liège pour permettre sa rénovation, elle mériterait d’être reconsidérée sans nostalgie, mais avec l’attention que ce bâtiment visible de partout, symbole de l’exercice public, exigerait pour répondre de manière optimale aux services que les citoyens sont en droits d’attendre de leur ville. On voit mal comment se passer d’une compétition d’architecture pour y parvenir — incluant la rénovation de l’ex-Innovation et l’espace public, aujourd’hui utilisé à des fins de parkings, au pied de la tour —, tant ce processus d’émulation d’idées apparaît comme le meilleur moyen pour réinterpréter les qualités intrinsèques de ce beffroi moderne : c’est dans ce choix là que se situerait la véritable audace de la Ville de Liège au XXIe siècle ! À suivre…

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Cté administrative (architectes : J. POSKIN, H. BONHOMME). Construction de la tour (vers 1967). Photo : Centre d’Archives et de Documentation de la C.R.M.S.F., Liège.

Coronmeuse : la crèche Reine Astrid et le Palais de la Ville de Liège

Les habitués du Parc Astrid à Coronmeuse ont aujourd’hui bien du mal à déceler dans l’étrange et austère bâtiment occupé par les services communaux du sport, épousant le tracé des arbres centenaires avec son profil courbe et ses rampes en pente douce, l’exceptionnelle architecture d’avant-garde de la crèche Reine Astrid |2|. Exceptionnelle, car ses concepteurs — le jeune Groupe L’Equerre, alors en charge du plan de l’Exposition internationale de l’Eau de 1939 — traduisent dans l’espace, en interprétant l’architecture nouvelle développée par Le Corbusier qu’ils fréquentent (pilotis, plan libre, toiture-terrasse), la vision éclairée de l’Echevin des Travaux publics Georges Truffaut pour améliorer les conditions d’éducation des enfants de Liège. Dans l’histoire contemporaine de la ville, peu de bâtiments traduisent avec autant de force la conjonction de visions progressistes de la politique et de l’architecture. L’équipe échevinale fonctionne alors à l’audace : rappelons qu’elle s’implique alors, dans le registre culturel, dans le rachat d’œuvres d’art dégénéré à la vente de Lucerne qui fait aujourd’hui l’objet de toutes les attentions à la Cité Miroir |3|. Bien que marquée par les stigmates du temps (bétons abimés), le bâtiment, non classé malgré son statut d’exception, est encore en bon état : avec les atours d’un pavillon, il se prête à de nombreux usages. Encore faut-il que les pilotes publics et privés du futur Ecoquartier |4| prévus sur le site puissent en saisir tout le potentiel…

À proximité, personne ne peut ignorer la silhouette monumentale de l’ancien Palais de la Ville de Liège |5| (architecte Jean Moutschen), dont la puissante masse revêtue de plaques de terre cuite découpe le paysage des terrils. Œuvre manifeste, comme la crèche Reine Astrid, de la Ville de Liège pour l’Exposition internationale de l’Eau de 1939, elle est aujourd’hui vidée de sa fonction de patinoire depuis l’ouverture de sa remplaçante au Longdoz. Si rien n’est tranché quand à son devenir, si ce n’est que sa sauvegarde semble acquise, elle se prête à de multiples usages. Comme la crèche, elle doit pouvoir s’inscrire dans l’équilibre des fonctions du futur Ecoquartier et du terminus de la ligne 1 du tram.

La Cité de Droixhe

Il ne reste plus grand-chose du projet de la Cité modèle de Droixhe |6|, vaste ensemble multifonctionnel remporté à l’issue d’un concours par le groupe EGAU en 1950, principal acteur de l’architecture à Liège de l’après-guerre, proposant ici des logements à la pointe du confort dans une vision incarnée de l’architecture sociale. Plus d’un demi-siècle plus tard, lorsque l’on se rend sur place, l’impression qui prédomine face aux friches laissées par les démolitions est celle d’un immense gâchis, celle d’une faillite de la gestion du secteur public du logement qui n’a pas réussi à relever le défi que nécessitait la rénovation du plus abouti des grands ensembles belges. L’observateur attentif repérera encore un petit module d’habitation, sur deux étages, au milieu de l’un des vastes jachères résultant des démolitions, qui abritait alors la Bobine. L’écriture élégante est encore perceptible, posée sur pilotis, avec ses briques de verre et sa toiture courbe. Sa valeur serait presqu’anecdotique s’il n’était le dernier du genre sur la plaine de Droixhe, rendant son maintien amplement justifié face à la tabula rasa imposée sans temps mort au quartier et sans projet alternatif de reconstruction crédible. Un moratoire serait bienvenu pour imposer un nouveau tempo, invitant à aller voir ailleurs les bonnes pratiques mises en œuvre pour la réhabilitation d’ensembles similaires, pour proposer une nouvelle lecture du site, et reconnaître ses qualités, indéniables et encore nombreuses : des logements brillement rénovés (avenue de la Libération, par Dethier Architecture |7|), la présence d’une bibliothèque et d’une école dimensionnée à l’échelle du quartier, une salle des fêtes à l’acoustique excellente, une édifice cultuel (l’église)abritant un espace remarquable qui gagnerait à être d’avantage employé, un important couvert végétal (parc et étang, arbres centenaires des avenues de Lille et de la place de la Libération), un opérateur culturel reconnu (le Cinéma le Parc)... D’ici à 2018, le levier que représente le passage du tram au cœur du site et l’installation à proximité immédiate de son dépôt nord, joint à un vaste parking-relais en lien avec la gare de Bressoux, gagnerait à être saisi pour relancer la dynamique de reconstruction du quartier. Encore faudrait-il que celle-ci passe par une mise en œuvre ambitieuse, capable de produire un projet à l’échelle de Droixhe — et intégrant la revalorisation des espaces publics, aujourd’hui oubliés — plutôt qu’une juxtaposition d’ investissements sans lien entre eux, comme cela se dessine aujourd’hui (démolition-reconstruction de la maison de repos accompagnée d’une promotion simultanée de logements |8|). Une compétition d’architecture aurait le mérite, une nouvelle fois, de replacer le projet d’architecture et de paysage au cœur du propos. De quoi renouer avec les convictions politiques qui ont animées la réalisation de la Cité il y a près de 60 ans…

La dentisterie

L’ancien Institut de Stomatologie (1937-1940) à Bavière est prédestiné à la démolition, malgré l’intense mobilisation menée par le collectif « Sauvons la Dentisterie ». Si sa valeur architecturale intrinsèque est relative — elle est représentative des investissements menés par l’Université dans l’entre-deux-guerres à Liège, en mode mineur en regard du remarquable complexe universitaire du Val Benoît |9| — elle est néanmoins reconnue par Docomomo Belgium |10|. Et surtout, elle doit être appréhendée en regard de son contexte, la vaste friche de l’ancien hôpital de Bavière, dont elle constitue un gabarit de référence pour la reconstruction du site. C’est en sens que l’équipe lauréate de l’appel à projet de 2005, pilotée par les architectes d’Anorak |11| (Cédric Libert, Vincent Piroux, Cécile Chanvillard), l’avait considérée, tout en extrapolant ses qualités spatiales indéniables (amphithéâtre et vastes plateaux libres d’usage), en projetant une affectation culturelle à définir. On sait ce qu’il en adviendra avec la crise de 2008, mettant le projet à l’arrêt pour être finalement revendu en 2012 à un consortium réunissant notamment le fonds de pension Ogeo Fund, Galère et le promoteur Thomas & Piron |12| : le bébé (masterplan et permis de bâtir obtenus) sera jeté avec l’eau du bain, sans considération aucune pour la réflexion initiale, menant ici le bâtiment à sa perte et son déclin actuel. Bien que fortement dégradé, après avoir été pillé, il conserve néanmoins ses potentialités. Mais les perspectives de mener une réflexion à l’échelle du site, englobant la dentisterie, la nouvelle bibliothèque et la reconstruction du quartier, comme l’appelle de ses vœux l’asbl urbAgora, n’a jamais semblé aussi hypothétique, tant les enjeux architecturaux, paysagers et urbanistiques apparaissent comme secondaire devant le montage immobilier envisagé actuellement pour le site…

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La dentisterie
Photo : Nicolas Bomal

Sans oublier…

La reconnaissance de l’architecture moderne ne peut faire l’impasse du cas des habitations particulières remarquables, qui gagneraient être intégrées dans une réflexion plus large sur la protection à apporter à l’architecture moderne du XXe siècle à Liège et en Wallonie, dans la lignée du classement de la maison personnelle (1958) de l’architecte Jules Mozin |13|, du Groupe EGAU (rue de Campine, n° 402). Du côté de l’Art nouveau, si d’indéniables progrès ont été menés, passant par la restauration ces dernières années d’œuvres emblématiques (Maison Piot de Victor Rogister rue de Sélys, Maison de l’architecte Paul Comblen rue des Augustins, Villa L’Aube de Gustave Serrurier-Bovy à Cointe, etc.), d’autres habitations emblématiques ne sont pas protégées, comme la Maison Van der Schrik (1906)de l’architecte Paul Jaspar (rue du Vieux Mayeur, n° 38) |14|, la Maison de Victor Rogister (1902, rue Lairesse, n° 37) |15| ou encore, du même architecte, les maisons-ateliers Counet (1906, place du Congrès, n° 19 et rue du Parlement, n° 6-8) |16|. Par sa qualité et sa diversité, le patrimoine Art nouveau de Liège gagnerait à être valorisé à l’international, en rejoignant le Réseau Art nouveau Network |17|, qui réunit de nombreuses villes européennes et dans laquelle Liège trouverait pleinement sa place. Enfin, pour l’entre-deux guerres et l’après-guerre, pointons la petite maison Dauge (1933) de l’architecte Yvon Falise du Groupe L’Equerre, encore dans son état originel (rue Auguste Donnay n° 79) |18|, la maison personnelle de l’architecte Charles Carlier (1959) du Groupe EGAU (avenue de l’Observatoire, n° 233) |19|, la maison-sculpture de l’architecte Jacques Gillet à Angleur (1968) |20|… Et en guise de point final pour cette année 2014, pointons deux bâtiments du groupe EGAU particulièrement menacés : le Centre sportif du Grand Séminaire et piscine de l’Evêché (1965, rue des Prémontrés, n° 40), qui fait l’objet d’un article plus détaillé dans la présente publication, et l’hôtel de Ville d’Ougrée (1966, Esplanade de la Mairie, n° 2 à Seraing) |21|, dont il semble bien que son sursis actuel est dû à sa présence dans le Guide d’architecture moderne et contemporaine à Liège

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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