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Le chaînon manquant

Un journal en ligne sur les questions urbaines à Liège
jeudi 11 décembre 2014

Analyse

Du devenir du patrimoine architectural moderne à Liège, un débat en chantier

11 décembre 2014 - par Cindy Pahaut

L’asbl urbAgora ayant pour cheval de bataille que le plus large public puisse se réapproprier un débat éclairé sur les questionnements urbanistiques et les mutations du territoire liégeois, il nous apparaît pertinent qu’elle mette en lumière le devenir du patrimoine architectural moderne du XXe siècle.

Il faut un peu définir ici ce que nous entendons par patrimoine du mouvement moderne, et le contextualiser plus précisément sur notre terreau liégeois ; expliquer comment les préceptes de ce mouvement ont été traduits sur notre territoire ; comment ses concrétisations architecturales furent perçues par les Liégeois ; et quel avenir on peut espérer pour lui dans une optique de réhabilitation, qu’elle soit symbolique (via la sauvegarde des archives existantes, leur diffusion, la mise en lumière de la valeur patrimoniale de cette architecture moderne) ou matérielle (au travers de rénovations plus ou moins heureuses, et plus ou moins concertées).

Bornes théoriques

Par mouvement moderne, nous désignons cette architecture inspirée de l’Art Déco |1|, mais qui, à l’instar du Bauhaus |2|, se distingue de ce premier par un intérêt essentiel pour les questions structurelles plus qu’ornementales ; par la recherche d’une esthétique nouvelle, conditionnée par un attrait pour les nouvelles techniques industrielles et les matériaux émergeant à l’époque tels que le fer-acier, le béton et le verre ; et par la mise en avant radicale du fonctionnalisme |3| et du rationalisme de la forme.

Parmi ses protagonistes majeurs au niveau mondial, on pourrait communément convoquer Walter Gropius du Bauhaus ou Le Corbusier, cette dernière figure phare ayant notamment inspiré et fréquenté nos architectes locaux. Au niveau liégeois, les deux grands groupes qui se distinguent alors dans ce mouvement sont l’agence L’Equerre |4| et le groupe EGAU |5| (cf. « Annexe », page 5).

On peut par ailleurs baliser la période faste de ce mouvement moderne liégeois de 1958 à la première crise pétrolière, en 1973.

Pourquoi 1958 ? « [1958] signe la pleine entrée de la société belge dans la modernité urbaine et architecturale, et plus généralement, consacre la modernité de la société occidentale d’après-guerre adossée au modèle économique fordiste. » |6|

À l’échelle de la ville, « la redéfinition du cadre géopolitique de Liège, vécue maintenant [après guerre] comme métropole en devenir, s’illustre d’abord, en 1952, dans une tentative restée sans suite d’implanter le siège de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) avec le concours de l’architecte français Jean Royer, puis, en 1958, dans une contribution significative à l’accueil de l’Exposition universelle de Bruxelles, avec la construction du Palais des Congrès par l’Equerre, la nouvelle gare des Guillemins par EGAU, et a posteriori, le remontage du pavillon des transports. » |7|

C’est également à travers l’interprétation que confère l’Echevin des Travaux Publics et des Musées Jean Lejeune |8| (actif de 1959 à 1976), à cette redéfinition de Liège comme « ville métropolitaine », que cette dynamique de reconstruction assiéra son originalité, mais se forgera aussi ses détracteurs ! « Combinant habilement montages financiers publics (Fonds des routes, 1955) et privés (promoteurs locaux), législation nationale (loi-taudis de 1953) et communale (règlement de la hauteur, 1963), légitimation historique, identitaire (principauté de Liège) et rhétorique (publication sur l’Avenir de Liège et les travaux publics), le nouveau directeur du « Grand Liège » métamorphose complètement le visage de la Ville » |9|.

Bien entendu, cette modernité ne naît pas de nulle part, et il serait pertinent de s’attarder sur sa filiation culturelle avec des projets architecturaux et conceptualisations antérieures. Dans le cadre spécifique de Liège, pensons notamment aux fleurons architecturaux du Val-Benoît (le site fut acquis dès 1924 mais les premiers bâtiments universitaires s’érigèrent dans les années 30) ; ou à l’Exposition internationale de l’Eau de 1939, qui illustra en grandes pompes, à travers son site, les premiers énoncés des CIAM (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne) sur la question de la « Ville fonctionnelle » ; voire à la fascination techniciste déjà puissamment ancrée dans l’esprit des ingénieurs du XIXe siècle.

Le premier choc pétrolier de 1973, quant à lui, fait entrer notre société dans un temps de crise qui marque une véritable rupture sociétale contaminant les champs de l’architecture et de l’urbanisme : cela se marque par une contestation du modèle fonctionnaliste non seulement dans les milieux professionnels, mais également dans l’esprit du grand public.

Spécificité du mouvement moderne à Liège

Pour cerner la spécificité du mouvement moderne à Liège, il faut donc se souvenir que les années 60 sont le cadre d’une intense activité de construction, d’un volontarisme des pouvoirs publics se focalisant sur deux priorités : la première est marquée par la volonté de connecter le centre urbain au proche réseau autoroutier, ce qui fut porté essentiellement par le Groupe l’Equerre alors très proche du pouvoir en place. Les dirigeants liégeois veulent assurer à leur ville une place de choix dans le paysage économique d’après-guerre, et, ce qui put être perçu comme un « tout à l’automobile » au détriment de l’aménagement des espaces publics leur sembla incontournable |10|. La conséquence marquante de cette politique urbanistique, sans doute la plus emblématique de cette époque, fut, durant deux décennies, le fameux « trou de la Place Saint Lambert », conséquence également de grandes entreprises d’assainissement.

Car la deuxième priorité de cette politique urbanistique est de rénover le bâti liégeois largement vétuste et de ramener la classe moyenne en ville. Pour cela, l’option choisie est de densifier l’habitat en libérant la construction « en hauteur ». On retrouve là l’attrait pour le style international et les skyscrapers américains, qui fascinent alors toutes les classes sociales, bourgeoisie y compris. Les habitations d’avant, essentiellement bourgeoises, sont massivement remplacées par des immeubles à l’architecture anonyme, produits de la spéculation, causant d’importantes ruptures d’échelle. Dans cette profonde métamorphose de la ville et de ses berges se distinguent néanmoins quelques colosses emblématiques du Liège d’après-guerre, notamment les œuvres de Poskin et Bonhomme : la Cité administrative, le complexe Chiroux-Kennedy-Croisiers, la tour Simenon, la résidence Belvédère,...

Ces grands axes politiques façonnent donc un nouveau visage de la ville sans forcément toujours respecter son caractère propre : grandes creusées autoroutières, cœur liégeois de la Place Saint-Lambert en chantier durant vingt ans, berges de la Meuse vouées à l’automobile et aux constructions en hauteur (pas toujours en cohérence avec le bâti d’autrefois), nombreuses destructions d’îlots d’habitations...

En raison de ces différents aspects, le modernisme « à la Liégeoise » n’a pas toujours été en odeur de sainteté auprès du grand public. « Au coeur de la cité, des îlots entiers autour de la Place Saint-Lambert sont démolis, suscitant les réactions vives d’habitants, d’associations et d’architectes (Jean Englebert, Claude Strebelle), qui se fédèrent et publient en 1969 un Mémorandum réclamant un concours d’idées traduisant les aspirations à construire la ville autrement, et qui contribueront significativement à l’évolution de la conception politique de la ville la décennie suivante » |11|.Ce rejet se marque donc dès le début des années 70 à travers quelques mouvements de contestation, mais aussi au travers d’un revirement de politique urbanistique. La crise marque un essoufflement du volontarisme d’autrefois, et aux désirs de changements succèdent des projets voués davantage à l’assainissement et à la réhabilitation du bâti antérieur.

Le rejet de ce patrimoine moderne, dans ce contexte de métamorphose radicale de la cité, élude pourtant les grandes qualités architecturales de ce bâti moderne. Dans ce nouveau paysage de la ville, des projets ont néanmoins pu voir le jour qui étaient issus d’une réflexion moderniste remarquable. Si le Liégeois fut marqué par les idées contestataires, en large partie légitimes, il est hélas passé majoritairement à côté de la dimension progressiste de ces grands projets urbanistiques, peut-être par méconnaissance de leur portée. C’est là tout le paradoxe de ce patrimoine singulier, si souvent honni des Liégeois. Et si urbAgora aujourd’hui s’intéresse grandement à la réhabilitation de ce patrimoine, c’est parce qu’un débat s’impose dans le contexte actuel.

Du devenir de ce patrimoine moderne

En effet, aujourd’hui plus que jamais se pose la question impérieuse de l’avenir de ce patrimoine moderne, dont le sursis ne pourrait être prolongé que par quelques actes concrets, posés en vue de sa reconnaissance culturelle et architecturale. Parce que le patrimoine bâti moderne arrive à un moment critique de son existence — celui de son incontournable rénovation lourde (impliquant désamiantage et de grandes améliorations énergétiques entre autres) — s’impose aujourd’hui la nécessité du débat sur sa possible conservation. Débat qui devrait tout autant viser les politiques urbanistiques que la sensibilisation du public au devenir de ce patrimoine qu’il habite et côtoie au plus près.

Cette urgence se marque notamment au travers de grands chantiers urbanistiques. Que l’on pense dernièrement aux débats suscités par le redessin du site de Droixhe |12| ayant entraîné à ce jour quelques entreprises de rénovation respectueuse de l’esprit de ses premiers concepteurs |13|, mais aussi, a contrario, des destructions sans autre procès de cinq tours que Liège devra encore rembourser les deux décennies à venir ; ou à travers de grands forums tels que le Colloque « La reconnaissance du patrimoine architectural contemporain. Le domaine de l’Université de Liège, un cas d’école » organisé en septembre 2009 |14|.

Chez urbAgora, nous sommes extrêmement sensibles à la valeur patrimoniale inestimable de ce bâti moderne, pourtant si souvent décrié. Bien que conscients de la pertinence de certaines critiques qui lui sont adressées, nous sommes cependant convaincus que l’option de réhabilitation du bâti (énergétique entre autres) combinée à une réflexion nouvelle sur l’intégration de ces grandes constructions à la Ville et à ses infrastructures (remise à neuf des équipements environnants notamment) est une « deuxième chance » accordée à ce patrimoine à ne pas manquer |15|.

Aussi, c’est au travers de nos actions de sensibilisation -projet de film documentaire ; cafés-débats ; excursions didactiques sur des projets significatifs de cette époque ; prises de position au travers d’articles de fond... — que nous désirons mettre en lumière quelle rupture avec l’« Ancien Monde » proposait cette vision nouvelle, « moderne » de l’Art et des techniques. Notre mission serait dès lors de remettre au goût du jour le récit des visées progressistes de ce mouvement, puisque ses ambitions architecturales, sociales et environnementales nous semblent toujours d’actualité : idéal de densification contre le risque d’étalement urbain ; pression à la baisse des loyers ; conceptualisations de logements publics audacieux et au confort optimal ; intégration à ces projets immobiliers d’équipements à visées sociales et collectives ; rencontres prolifiques entre plasticiens et architectes...

Ces « cathédrales » modernes, élevées au triomphe du fonctionnalisme, de l’efficacité, de la simplicité, demeurent à nos yeux profondément ancrées dans une réflexion sur l’Art et la Société. Que sont devenues ces « utopies de béton » à l’épreuve du temps ? Comment sont-elles réceptionnées par les Liégeois de tous bords ? Telles sont les questions qui animent notre association et que nous nous devons de partager avec le plus large public pour envisager quel potentiel exceptionnel pourrait à nouveau offrir à l’avenir ce gigantesque patrimoine architectural.

|1| « Art Déco (ou Arts Déco) : style mis en vedette en 1925 par « l’Exposition internationale des arts décoratifs » de Paris, mais dont les fondements étaient établis bien avant 1914. » source Le Petit Larousse Illustré 1993 ; « Arts décoratifs : arts appliqués aux arts utilitaires (...) » source Le Nouveau Petit Robert 2009.

|2| « Bauhaus, école d’architecture et d’arts appliqués, fondée en 1919, à Weimar, par Walter Gropius et transférée, de 1925 à 1932, à Dessau. Elle a joué un grand rôle dans l’évolution des idées et des techniques modernes. Y furent maîtres le peintre suisse Johannes Itten, les peintres Feininger, Klee, Oskar Schlemmer, Kandinsky, Moholy-Nagy, l’architecte suisse Hannes Meyer, Mies van der Rohe ; « apprentis » puis maîtres : Breuer, le peintre Josef Albers, le graphiste autrichien Herbert Bayer. » source Le Petit Larousse Illustré 1993

|3| « Fonctionnalisme : (...) 1 archit. Théorie d’après laquelle la beauté de l’oeuvre d’art dépend de son adaptation à la fonction. (...) » source Le Nouveau Petit Robert 2009.

|4| Agence d’architecture et d’urbanisme fondée en 1935 à Liège, rassemblant des architectes liégeois pour la plupart issus de l’Académie des Beaux-Arts de Liège, et rassemblés autour d’une revue éponyme de 1928 à 1939. Le groupe défend une vision de l’architecture et de l’urbanisme marquée par un modernisme convaincu inspiré des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM).

|5| EGAU comme Études en Groupe d’Architecture et d’Urbanisme. Association d’architectes, active principalement dans la région liégeoise entre 1950 et 1992. Le groupe EGAU est l’un des principaux artisans des transformations urbanistiques du centre de Liège entre 1950 et 1970.

|6| FRANKIGNOULLE Pierre, « Liège, une modernité fragmentaire ? », in la revue Art&Fact, Liège, février 2011, p.92

|7| CHARLIER S. & MOOR Th., « Regards » in Guide de l’architecture moderne et contemporaine 1895-2014. Liège, Editions Mardaga & Cellule Architecture de la FWB, Bruxelles, 2014, p.41.

|8| Jean Lejeune (1914-1979) « est un historien et un homme politique belge ainsi qu’un militant wallon. (...) Tout en continuant son œuvre scientifique émaillée de publications, Jean Lejeune se lance aussi dans une carrière politique communale qui va faire de lui un conseiller communal dans les rangs du parti libéral puis, presque aussitôt, un Echevin des Travaux Publics et des Musées, réalisant un programme de travaux et de promotion de la vie culturelle qui va changer le visage de Liège. » source wikipédia.

|9| Idem, pp.41-42.

|10| Même si, à ce sujet, des arguments contraires s’élevèrent, en la personne notamment de l’architecte Jean Englebert. Cf. notamment son témoignage sur l’époque et ses idées alternatives à la problématique sur le site de Hommes et Ville http://www.homme-et-ville.net/je.html

|11| CHARLIER S. & MOOR Th., ibidem, p.42.

|12| Le Quartier de Droixhe — œuvre des architectes du Groupe EGAU (Carlier, Lhoest et Mozin) — est certainement une des meilleures illustrations en acte à Liège des théories modernistes sur la Ville, inspirée de la Charte d’Athènes et du Corbusier. « (...) Massivement présent dans le paysage de la ville, il a longtemps été considéré comme un quartier modèle. Conçu comme une défense et illustration des théories modernistes sur la ville (...) il incarnait une image de la modernité urbaine et architecturale : homogénéité, rigueur et pureté des objets architecturaux, calcul de leur dispersion selon les angles optiques et de leur implantation selon une orientation optimale (est-ouest). 
(...) La démonstration comprenait aussi la présence d’équipements collectifs (école, centre culturel, commerces) compensant l’exiguïté relative des logements. 
Proche du centre de la ville (3 km), le site est bien desservi par les transports en commun. Sa situation en bord de Meuse est un réel agrément malheureusement altéré par la présence de l’autoroute, plus tardive et non prévue par les concepteurs (...)
 Les logements eux-mêmes affichaient des performances de confort peu courantes à l’époque de la construction (à partir de 1954), et moins encore dans le logement social : il y avait 100 % de salles de bains alors que le logement privé de l’époque n’en offrait que 7 % en Belgique (en 1947) ; il en était de même de l’eau courante dans les logements, ou encore du chauffage central. » cfr FRANKIGNOULLE Pierre in le site Homme et Ville.

|13| Les immeubles de l’Avenue Georges Truffaut ont été rénovés de 2004 à 2009 de façon exemplaire par le Bureau Dethier & Associés. La particularité de cette rénovation est de n’avoir nécessité aucun délogement.

|14| Colloque tenu sur le domaine universitaire du Sart-Tilman lors des Journées du Patrimoine de 2009 et qui posait notamment la question de la définition et de la défense du patrimoine contemporain.

|15| À ce titre, nous nourrissons notre optimisme sur des réhabilitations aussi réussies que celle à Paris de la Tour Bois-le-Prêtre par les architectes français Lacaton et Vassal.

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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