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Une publication de l'asbl urbAgora

Le chaînon manquant

Un journal en ligne sur les questions urbaines à Liège
samedi 27 octobre 2012
Illustration : Dexigner.

Analyse

La ville intelligente, utopie humaine ou mirage techno

« Les villes portent les stigmates des passages du temps, et occasionnellement les promesses d’époques futures. » Marguerite Yourcenar (1903-1987)
27 octobre 2012 - par Marie Schippers

En juillet 2012, la Commission européenne publiait une nouvelle communication sur la ville intelligente, elle y promeut un partenariat ayant pour but de rassembler les ressources et de soutenir des projets dans le domaine de l’énergie, des transports et des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les zones urbaines |1|. De son côté, IBM consacre un site Internet aux villes intelligentes au travers duquel elle propose « d’apporter une croissance et une prospérité durables par une utilisation stratégique de la technologie » |2|.
Ces deux exemples montrent que la ville intelligente est bien en tête des agendas des autorités nationales, européennes et des multinationales. Mais qu’est-ce qu’une ville intelligente ? Les nouvelles applications technologiques sont séduisantes de prime abord mais quels impacts peuvent-elles avoir sur le citadin, ces impacts sont-ils tous positifs ou certains engendrent-ils des risques ? La technologie va-t-elle déshumaniser la ville ? Enfin, au-delà des évidences de gestion des flux liés au trafic ou à l’énergie, quelles opportunités ces technologies offrent-elles dans le contexte urbain ? Quels sont les éléments qu’une ville doit mettre en œuvre pour être reconnue comme intelligente par ses habitants ?

Tout d’abord, qu’est-ce qu’une ville intelligente ?

Un concept flou

Le concept de ville intelligente demeure assez flou |3| mais on peut le situer dans la lignée d’un discours sur le développement durable et l’innovation technologique comme réponse aux défis énergétiques et environnementaux. C’est d’ailleurs à ces éléments que la Commission européenne accorde toute son attention dans les divers programmes qu’elle met en œuvre afin de soutenir le développement de la ville intelligente. Il s’agit donc de mettre en réseau les infrastructures urbaines de haute technologie avec pour objectif global « d’améliorer les performances de l’urbain » et de produire un environnement davantage éco-efficient où la qualité de vie et le « capital social » se trouveraient augmentés. Concrètement, quels sont les types de projets désignés sous l’expression « ville intelligente » ?

Des exemples concrets

Tout près de chez nous, la ville de Courtrai participe à un projet-pilote financé par le programme Interreg, et qui vise à concentrer sur une plateforme unique toute l’information disponible, en provenance de plusieurs banque de données, pour délivrer aux visiteurs de tout type (touristes, étudiants, visiteurs business) une information ciblée et pertinente sur la ville, ses possibilités et ses points d’intérêt |4|.

© I-amsterdam

Le projet Amsterdam Smart City |5| est basé sur une collaboration entre les habitants, les entreprises et les autorités afin d’illustrer comment l’énergie peut être économisée maintenant et dans le futur. Le projet combine l’innovation technologique et la stimulation des changements de comportements des habitants. L’objectif ultime de ces projets est la réduction des émissions de CO2. Ces projets vont de l’équipement de cinq cents logements avec des compteurs intelligents qui ont pour finalité de rendre les habitants plus conscients de leur utilisation énergétique, à des projets d’installation de capteurs solaires, etc.

Si ces deux exemples semblent positifs et sans conséquence néfaste pour les citoyen d’autres réalisations en matière de surveillance, de contrôle des populations et de renforcement des moyens de police posent plus question. D’immenses projets pilotes sont mis à exécution, à grands renforts de sponsoring privé |6|, sur fond sinon de complaisance coupable, au moins d’enthousiasme technophile béat des autorités publiques charmés par le spectre du contrôle absolu que font miroiter aux autorités urbaines d’importantes multinationales, chantres de la « ville intelligente ».

À Santa Cruz |7|, la police locale utilise la cartographie du crime à des fins de prédiction selon un algorithme développé par un jeune mathématicien et modelé sur la réplication des séismes. Le crime se développe autour de « grappes », qui rayonnent en quelques sortes avec une intensité décroissante aux alentours de ces grappes. Sur base de ce modèle, chaque crime enregistré contribue à la base de données et renforce les statistiques sur lesquelles celle-ci se repose pour prédire l’endroit exact du prochain crime.

À Memphis, les autorités ont bénéficié de programmes informatiques concoctés par IBM pour organiser les patrouilles de police plus intelligemment en identifiant les tendances criminelles à l’œuvre, les outils de prédictions permettent de réorienter les patrouilles de manière à la fois à empêcher des crimes d’être commis et à attraper plus de malfaiteurs. Cette politique aurait permis une réduction de 30% de la criminalité sur le territoire de la ville |8|.

Deux visions prédominantes

Si le concept de ville intelligente est donc encore mouvant deux visions prédominent actuellement. L’une, celle de la Commission européenne, y voit essentiellement, dans le contexte international de réduction de la consommation énergétique et des émissions de gaz à effet de serre, un ensemble de moyens (souvent technologiques) à mettre en œuvre afin de mieux gérer l’énergie. La seconde, celle des multinationales, se revendique également des objectifs climatiques et énergétiques pour vendre aux villes des technologies de plus en plus pointues. IBM qui est à l’origine d’un programme intitulé Smarter Cities |9| propose des systèmes permettant de rendre une ville plus intelligente au niveau de la gouvernance, de la sécurité publique, de la santé, de l’énergie et du trafic. L’ambition de la multinationale est même bien plus vaste puisqu’elle se propose de « bâtir une planète plus intelligente »… Ou encore Cisco qui estime que la ville intelligente offre une opportunité de marché se montant à 13 milliards de dollars pour les cinq années à venir |10| et construit son show case - Songdo en Corée du Sud. Les programmes de ville intelligente semblent tendre à assujettir chaque pan de la vie urbaine à des systèmes complexes d’information qu’il s’agira de connecter entre eux au mieux des possibilités en travaillant la question de leur inter-opérabilité.

Songdo Masterplan

Des risques ?

Nos villes et nos vies sont déjà criblées de systèmes divers d’information ; téléphones portables, cartes bancaires, puces RFID (radio frequency identification), différents capteurs (par exemple, pour annoncer l’heure d’arrivée d’un bus), etc. Plusieurs risques pourraient naître de la mise en œuvre des villes intelligentes par l’accroissement de la digitalisation de la vie urbaine ; risques de discrimination, risques pour la confidentialité et la sécurité des données, transformation de la ville en camp militaire par la surveillance accrue au moyen de caméras, compagnies de télécom qui suivent les déplacements des individus, émergence d’une société capsulaire |11|, désurbanisation, obsolescence accélérée, emprise de multinationales, etc.

Adam Greenfield, écrivain et designer américain propose une taxonomie par ordre de nocivité croissante des impacts potentiels de l’utilisation des technologies dans la ville |12| :
Stade 1 : En Finlande, un capteur est placé sur la chaussée pour détecter les piétons et avertir les véhicules, c’est un système utile dans pays qui est plongé dans l’obscurité pendant une grande partie de l’année et il ne conserve pas les données captées.
Stade 2 : En Corée, sur un panneau publicitaire, des photographes semblent prendre des photos des passants comme s’ils étaient des stars. Si les photos ne sont pas stockées, ce système ne pose pas de problème réel mais est simplement désagréable pour les passants.
Stade 3 : Au Japon, une machine est conçue pour deviner l’âge et le sexe et proposer une boisson censée correspondre aux goûts du client ce qui a un effet discriminatoire.
Stade 4 : Une société française avait installé à New York un panneau publicitaire qui affichait une image différente en fonction du profil du passant (âge, sexe, ethnie).
Stade 5 : Les problèmes sérieux commencent quand les interactions entre plusieurs systèmes doivent être identifiées. C’est le cas de Wellington (Nouvelle-Zélande) où au départ d’un système de vidéosurveillance pour les accidents de voiture a été greffé un logiciel de reconnaissance faciale des délinquants. Le premier avait été validé par la population mais le second a été ajouté lors d’une simple mise à jour sans consultation complémentaire.

« Est-ce que la technologie désurbanise la ville ? » |13|, interroge Saskia Sassen, sociologue et économiste américaine. En effet, l’usage de la technologie permet le fonctionnement de l’infrastructure mais pas nécessairement le fonctionnement de la ville. Elle peut même nuire à son humanité quand les villes deviennent trop intelligentes, quand le banc peut éjecter la personne qui l’occupe trop longtemps. Cet exemple était présenté à l’exposition « Towards the sentient cities »  |14|organisée à New York en 2009 et qui attirait déjà l’attention sur les dérives potentielles de l’embarquement d’ordinateurs sur tout et n’importe quoi, on y montrait aussi une « poubelle intelligente » qui renvoyait avec un buzz furieux le détritus qui ne devait pas y être déposé. L’objectif de ce travail était bien de s’interroger sur ce qui se passerait quand le système se tromperait, par exemple, si le portique du métro - ayant soi-disant repéré dans notre historique de données un risque de terrorisme - nous en refusait l’accès.

La ville intelligente repose sur un ensemble de technologies dont un autre danger non pris en considération est l’obsolescence. Cette obsolescence technologique risque de rendre la ville incapable de s’adapter alors que c’est leur capacité d’adaptation qui a permis aux villes d’évoluer à travers les siècles.

Plus inquiétant encore, ces programmes sont souvent (co)pilotés et en tout cas largement promus par des firmes privées t elles que IBM cité plus haut, Thalès, CISCO, Ericsson, … Ces entreprises proposent de produits technologiques innovants dont certains sont utiles. Néanmoins, les systèmes de stockage de données centralisés qui sont en la possession d’une entreprise privée donnent un pouvoir sans précédent à des entités non élues et qui n’ont pas de compte à rendre et constituent un risque important de terrorisme informatique.

Des opportunités ?

« Par ailleurs, la technologie ne présente pas qu’un aspect de déshumanisation, elle invente de nouveaux langages » |15|. Pourtant, à côté des ces risques, la ville intelligente et les technologies que l’on y associe offrent de nouvelles opportunités. Il peut s’agir de logiciels permettant la participation des citadins ou encore de projets d’e-culture dans le contexte urbain. Le projet « Ville sans limite » a mis au point un logiciel qui offre aux habitants une forme d’urbanisme collectif en leur permettant de construire leur vision d’un quartier de Paris, ensuite un serveur doit compiler les propositions et les illustrer de manière graphique |16|. Ce logiciel permet à de nombreuses personnes de donner leur avis, il ne remplace pas le processus traditionnel de consultation mais le complète. C‘est aussi la vision développée par Michiel de Lange et Martijn de Waal |17|experts auprès de Mobile City qui voient dans cette évolution une opportunité de développer l’implication des citadins et leur engagement dans leur environnement urbain.

Les nombreux projets réalisés par Smart Cities, le laboratoire européen d’innovation urbaine |18|sont autant d’exemples concrets positifs d’utilisation des technologies numériques dans la ville : la SmartMap qui a pour ambition de « favoriser l’émergence d’une vision partagée et émotionnelle du territoire d’intervention, de son histoire et de son avenir », les promenades urbaines qui « expérimentent grâce aux supports et aux contenus numériques, un nouveau mode d’échange et de lecture du territoire », ou encore le projet RUN ! « dont l’idée est de créer un dispositif à l’abri des caméras dans le jardin, un endroit pour courir sans être vu » ou quand la technologie met en scène ses propres dérives...

RUN ! Damien Chivialle (Design), Julie Guiches (Camouflage visuel) - 2008

Finalement, une ville intelligente ?

Comme le propose l’Université technologique de Vienne, une ville intelligente c’est bien plus qu’une ville numérique ou une ville qui gère intelligemment ses réseaux énergétiques et de transport q. Rudolf Giffinger, expert en recherche analytique sur le développement urbain et régional, identifie et classe les villes intelligentes d’après six critères principaux qui sont : une économie intelligente, des habitants intelligents, une administration intelligente, une mobilité intelligente, un environnement intelligent et un mode de vie intelligent |19|. Pour mesurer cette « intelligence » des villes selon les six critères identifiés plus hauts, il s’appuie sur une série de 31 facteurs et de 74 indicateurs. Ces facteurs loin d’être tous technologiques mesurent les réponses données par la ville aux demandes et besoins des citadins. Parmi ceux-ci des facteurs très pertinents tels que la participation à la prise de décision, le niveau de qualification, les pluralités sociale et ethnique ou encore la participation à la vie publique, la pollution, la protection de l’environnement et la gestion durable des ressources, les facilités culturelles, la qualité des logements, les facilités éducationnelles ou encore la cohésion sociale et enfin, la flexibilité du marché du travail. Les ICT-TIC se retrouvent uniquement comme facteur dans la catégorie mobilité intelligente aux côtés de l’accessibilité locale ou encore d’un système de transport sûr, durable et innovant. A titre indicatif, le trio de tête de ce classement de 70 villes moyennes européennes est constitué de Luxembourg, Aarhus (DK) et Turku (FL).

Le développement humain

Nous défendons une définition de la ville intelligente « comme celle qui lie le développement urbain au développement humain » |20|. Même si un accroissement de l’intégration des nouvelles technologies dans le contexte urbain est sans doute irréversible et que certaines d’entre elles offrent des opportunités stimulantes pour les concepteurs de projets d’urbanisme et les citadins, nous veillerons à ce que ce que cette intégration se fasse à bon escient. Nous devons exiger également la plus grande transparence sur la captation de données et continuer inlassablement d’interroger sur les plans sociaux, culturels et politiques toutes les implications et les conséquences de l’intégration sans doute irréversible des technologies numériques que les informations innombrables qu’elles collectent soient protégées et gérées en tout conscience des risques encourus. Il apparaît clairement que les nombreuses technologies qui sont mises en œuvre dans les villes ont des impacts non négligeables et que certains éléments liés à la confidentialité des données mais aussi aux erreurs inhérentes à tout systèmes automatiques devront être pris en compte et surveillés de près. Si nous n’y prenons pas garde, les villes intelligentes pourraient mener à des dérives sévères justifiées par cette idéologie du capitalisme vert qui voit dans toute la problématique climatique, énergétique, environnementale une nouvelle opportunité de business. Et surtout, nous encouragerons le développement humain sous ses différents aspects dans la mise en œuvre des projets de ville intelligente, tous ces éléments non technologiques qui contribuent à faire d’une une ville technologiquement intelligente une ville humainement intelligente.

|1| Communication de la Commission, Un Partenariat d’innovation européen pour des villes et des communautés intelligentes, Bruxelles, le 10 juillet 2012 et site : http://eu-smartcities.eu/

|3| Seul Wikipedia nous propose « Une ville peut être qualifiée d’intelligente quand les investissements en capitaux humains, sociaux, en infrastructures de communication traditionnelle (transports) et moderne (NTIC) alimentent un développement économique durable ainsi qu’une qualité de vie élevée, avec une gestion avisée des ressources naturelles, et ce à travers une gouvernance participative »

|6| Cfr. Infra pour quelques exemples de firmes privés (très) actives dans ce secteur.

|10| Eliza Strickland, « Cisco’s Booming Business in Smart Cities » dans IEEE spectrum inside technology, 12/02/2012

|11| Lieven de Cauter, Capsular Civilization : On the City in the Age of Fear, NAI, Amsterdam, 2005.

|12| Hubert Guillaud, « Est-ce que la technologie désurbanise la ville ? » dans OWNI Digital Journalism, 21 juillet 2011.

|13| Hubert Guillaud, « Est-ce que la technologie désurbanise la ville ? » dans OWNI Digital Journalism, 21 juillet 2011.

|14| Laura Sheeter « Sentient cities may answer back in BBC News le 16/10/2009

|15| Laurie Anderson « J’aime l’idée que l’éthique soit l’esthétique du futur », L’Humanité, 2 avril 2010

|16| Alain Renk « Les villes dans limite de l’urbanisme collaboratif » in Le Monde, le 15/06/2011

|17| Michiel de Lange et Martijn de Waal « Ownership in the hybrid city » 2012, Virtueel platform research

|19| Rudolf Giffinger, Smart cities – Ranking of European medium-sized cities, Centre of Regional Science, Vienna UT

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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