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Une publication de l'asbl urbAgora

Le chaînon manquant

Un journal en ligne sur les questions urbaines à Liège
mardi 27 décembre 2011

Analyse

Les vélos partagés en libre-service

Entre progrès écologique et privatisation du bien public

Depuis quelques années, les systèmes de vélos en libre-service (VLS) connaissent un succès croissant et essaiment dans les villes, grandes et moins grandes, d’Europe, mais aussi d’Amérique ou d’Asie. Les plus connus du grand public en Belgique sont sans doute le Vélib’ parisien qui, avec ses 20 000 vélos répartis sur 1202 stations, constitue le deuxième plus grand système de ce type au monde (derrière la ville chinoise d’Hangzhou), et Villo !, son petit frère bruxellois, lancé en juin 2009. À première vue, cette évolution est une excellente nouvelle pour l’environnement et la mobilité. N’est-il pas grand temps de réduire le recours à la voiture individuelle, synonyme de bruit, de pollution de l’air et de congestion du trafic ? N’existe-t-il pas un grand potentiel pour le développement du vélo lorsque l’on sait que les deux tiers des déplacements en voiture en ville sont de moins de cinq kilomètres ? Les vélos partagés n’offrent-ils pas de nombreux avantages par rapport au vélo personnel ? Ne sont-ils pas un complément intéressant aux transports en commun, en offrant davantage de flexibilité que ces derniers ?

27 décembre 2011 - par Martin Pirard

L’auteur de ces lignes est un utilisateur régulier et plutôt satisfait du Villo ! bruxellois. Lorsqu’on se rend dans la capitale en train, que son lieu de travail est relativement éloigné d’une gare et qu’on n’a pas encore été convaincu par les vertus du vélo pliable (certes très ingénieux, mais malgré tout assez encombrant, et dont le coût représente un investissement conséquent), les transports en commun étaient, jusqu’à l’arrivée de Villo !, le seul moyen de déplacement. Or, à part en cas de mauvaises conditions climatiques rendant le déplacement moins agréable et plus dangereux, le vélo s’avère plus rapide, moins cher et évidemment plus « fun » que le bus ou le tram. Ainsi, l’abonnement annuel au système Villo ! coûte 30 euros et permet de réaliser autant de voyages que l’on veut. Pour chaque utilisation, la première demi-heure est gratuite, la seconde est facturée 0,50 euro |1|, la troisième 1 euro supplémentaire et toutes les suivantes 2 euros supplémentaires |2|, ce tarif progressif visant à encourager les trajets courts pour favoriser une rotation suffisante des vélos. Le recours à un système VLS est la seule possibilité d’utiliser un vélo pour toutes les personnes qui n’habitent pas la ville concernée : navetteurs, touristes, visiteurs occasionnels. Mais même pour les autres, il présente des avantages : pas de coûts liés à l’achat et à l’entretien d’un vélo personnel, pas de soucis liés au stationnement, ni donc au vol ou à la dégradation.

Par rapport à l’utilisation d’un vélo personnel, le système a également ses désavantages, le premier étant évidemment sa couverture géographique plus ou moins limitée et la distance relative entre les stations. En outre, le poids important des vélos (une vingtaine de kilos, soit le double d’un vélo normal), s’il contribue à la sécurité du cycliste et décourage et complique les vols et les dégradations, limite la vitesse et nécessite un surcroît d’efforts, particulièrement dans les côtes. Dans les villes présentant un certain relief (comme Bruxelles), les stations situées sur les hauteurs sont très souvent vides (il est donc impossible d’y prendre un vélo), tandis que d’autres situées dans le bas de la ville ou à certains endroits stratégiques (notamment près les gares en fin d’après-midi) sont toujours pleines (il est donc impossible d’y déposer le vélo loué). L’utilisateur est donc forcé de se rendre à une autre station, perdant ainsi tout le bénéfice du gain de temps qu’il s’attendait à réaliser |3|. Connu sous le terme technique de « régulation », ce problème commun à tous les systèmes VLS est celui dont se plaignent le plus les utilisateurs. Les exploitants s’emploient à y remédier en transportant les vélos par camion et en les redistribuant dans les stations, sans toutefois que ces efforts paraissent suffisants |4|.

Pour l’utilisateur, abstraction faite du problème assez important de la régulation, les systèmes VLS offrent donc de nombreux avantages. En outre, même s’il s’agit là d’un fait difficile à prouver, il semblerait que les systèmes VLS favorisent l’utilisation du vélo en général |5|.

Cela étant, qu’est-ce qui se cache derrière des tarifs aussi bas ? Qui prend en charge les coûts liés au fonctionnement du système ? Quel est son coût réel pour la société ? Celui-ci est-il proportionné aux avantages précités ?

Comme la plupart des systèmes VLS dans le monde, le système Villo ! (tout comme le Vélib’) se fonde sur un partenariat entre les pouvoirs publics et une entreprise privée, en l’occurrence le géant mondial de l’affichage publicitaire, le français |6|. Le principe est le suivant : le système est financé aux deux tiers par la publicité et à un tiers par les abonnés. L’annonceur prend en charge les lourds investissements liés à l’installation des stations et reçoit en échange des surfaces publicitaires. Si chaque contrat négocié entre les pouvoirs publics et l’entrepreneur privé (JCDecaux ou, dans une moindre mesure, son grand rival américain ClearChannel, ces deux entreprises se partageant le marché mondial) est différent selon le lieu, des problèmes semblables ont été pointés du doigt dans nombre de villes ayant opté pour ce partenariat : opacité des contrats, coûts cachés pour la collectivité, appropriation de l’espace public à des fins commerciales sous couvert de promotion d’une mobilité verte, problèmes de sécurité, et plus généralement, viabilité financière incertaine du système. Ainsi, par exemple, les Vélib’ parisiens ont-ils fait l’objet de vols et de dégradations d’une ampleur inattendue dans les premières années d’exploitation (ce problème aurait diminué depuis). Or, le coût des réparations et des remplacements revient contractuellement à la Ville de Paris |7|, et donc au contribuable, qui a vu sa facture s’alourdir.

S’agissant du système Villo !, l’ASBL Inter-Environnement a passé au crible la convention passée entre la Région bruxelloise et JCDecaux |8|. Son constat est sans appel : en confiant la gestion d’un mode de transport à une société dont l’objet est autre que la mobilité, la Région s’est tiré une balle dans le pied. Ainsi, l’entreprise chercherait moins à promouvoir réellement l’utilisation du vélo qu’à s’approprier encore un peu plus l’espace public à des fins commerciales. Exemple frappant : les lieux des stations Villo !. Ceux-ci sont décidés de commun accord entre JCDecaux et la Région, mais en cas de désaccord, c’est JCDecaux qui a le dernier mot ! Celui-ci aura dès lors tendance à choisir des lieux offrant une visibilité publicitaire maximale, fût-ce au détriment de la sécurité des usagers. C’est ainsi que de nombreuses stations ont été installées juste au bord de la voirie, obligeant les cyclistes à empiéter sur celle-ci pour reposer leur vélo |9|. Autre exemple : par la concession de service public, les pouvoirs publics abandonnent le droit de prélever une taxe sur les dispositifs concernés. La perte de recettes fiscales qui en résulte constitue un coût caché, qui s’apparente à un subventionnement public d’une société privée. Vu l’opacité des contrats et de leurs avenants, ces coûts sont cependant difficiles à estimer. Pour le Vélib’, cette perte de recettes fiscales a été estimée à 334 millions d’euros sur 10 ans, soit 1621 euros/an par vélo |10|.

JCDecaux poursuivrait en outre une stratégie de monopolisation du marché : les contrats avec les pouvoirs publics sont passés par une longue durée (au minimum 10 ans), les vélos et les équipements sont protégés par de multiples brevets qui rendent les systèmes incompatibles entre eux. Il est donc impossible de changer de prestataire sans remplacer complètement le parc de vélos, et toute interopérabilité avec une commune voisine est impossible si celle-ci opte pour un prestataire différent.

En outre, certaines associations environnementales n’ont pas manqué de souligner la contradiction entre la promotion d’un mode de transport écologique par un afficheur publicitaire et les habitudes consuméristes souvent préjudiciables à l’environnement que cherchent à encourager ses clients, au premier rang desquels figurent les constructeurs automobiles. Et de s’interroger sur l’impact environnemental réel du système à une échelle plus globale |11|.

Enfin, la difficile rentabilité des systèmes VLS (ou, diront certaines mauvaises langues, la voracité naturelle de l’entreprise privée) pousse l’opérateur à pratiquer une politique sociale au rabais : les vélos sont produits en Hongrie par des ouvriers payés deux euros de l’heure. Le personnel chargé de la maintenance des Vélib’ parisiens a quant à lui dénoncé à plusieurs reprises le faible niveau des salaires et ses conditions de travail précaires |12|. Le progrès écologique se ferait ainsi au prix d’une régression sociale |13|.

Pour éviter ces écueils, certaines municipalités ont opté pour une gestion entièrement publique de leur système VLS, mais celle-ci ne semble pas non plus la panacée. Ainsi, à Montréal, le système Bixi lancé en mai 2009 présente une dette de 37 millions de dollars canadiens après deux années d’exploitation. Si personne ne remet en cause la pertinence du projet, qui jouit de surcroît d’un beau succès populaire (40 000 utilisateurs), la décision de l’administration d’éponger la dette a suscité la colère de l’opposition, qui dénonce un véritable gâchis financier |14|. Dans d’autres villes, les autorités ont carrément décidé de mettre un terme au projet, faute de fréquentation suffisante |15|.

La question du monde de gestion des systèmes VLS demeure donc particulièrement épineuse et ouverte, l’adhésion du public (qui suppose manifestement des tarifs attractifs) étant une condition indispensable mais non unique de leur viabilité financière. Dans cette optique, se pose bien sûr également la question de la sécurité des cyclistes et des aménagements urbains nécessaires pour l’assurer, la dangerosité du trafic, réelle ou perçue comme telle, étant le principal frein à l’utilisation du vélo en milieu urbain. Le Gracq a ainsi rappelé que l’offre de vélos en libre-service s’insère le plus souvent dans une vraie politique de mobilité urbaine dépassant de loin la politique cyclable et qu’il serait irresponsable d’inciter des cyclistes non avertis à se lancer en grand nombre sur une infrastructure routière insuffisamment sécurisée |16|. À cet égard, s’il est évident que plus le sentiment de sécurité des cyclistes sera important, plus ceux-ci seront nombreux |17|, il faut toutefois préciser que l’inverse est également vrai et que la multiplication des vélos sur les routes déclenche d’elle-même un cercle vertueux en rendant les automobilistes plus attentifs à leur présence et (du moins c’est à espérer) plus conciliants à leur égard. C’est ainsi qu’on a pu observer que l’augmentation du nombre de vélos n’entraînait pas mécaniquement une augmentation du nombre d’accidents impliquant des cyclistes, ceux-ci devenant donc proportionnellement moins nombreux |18|.

S’agissant de Liège, si l’on peut regretter que ses habitants et ses visiteurs ne puissent toujours pas bénéficier d’un système VLS comme à Bruxelles, il faut convenir avec le Gracq qu’en l’état actuel des choses, la mise en place d’un tel système semble prématurée |19|. Aussi doit-on se féliciter de l’attitude des autorités communales liégeoises, qui, évitant de se lancer à corps perdu dans une aventure aux implications financières aussi incertaines, lui ont privilégié des initiatives concrètes et réalistes en faveur de l’utilisation du vélo. On peut citer le plan vélo 2010-2015 |20|, la sélection de Liège comme « ville pilote Wallonie cyclable » |21| ou encore le nouveau système de location de vélos dénommé Vélocité |22|.

En conclusion, les systèmes de vélos partagés, pour peu qu’ils s’inscrivent dans une politique globale de mobilité favorisant l’intermodalité des modes de déplacement les plus respectueux de l’environnement, nous semblent une solution moderne et prometteuse aux problèmes de mobilité et de pollution en milieu urbain. Encore faut-il que les pouvoirs publics soient extrêmement attentifs aux implications réelles du système pour les finances publiques et veillent à ce que son coût global pour la société demeure proportionnel au bénéfice escompté en termes de mobilité et de protection de l’environnement.

|1| Il est toutefois parfaitement possible de reposer un vélo dans une station et d’en reprendre un nouveau pour bénéficier une nouvelle fois de la première demi-heure gratuite.

|3| Seule compensation à cette situation potentiellement très désagréable, son compte se voit alors créditer d’un quart d’heure supplémentaire d’utilisation gratuite.

|4| Cette pratique alourdit en outre l’empreinte écologique d’un système censé promouvoir les transports propres, un paradoxe que ses détracteurs n’ont pas manqué de relever.

|5| Selon une note du Conseil général au développement durable (CGDD) français publiée le 5 mai 2010 et citée par le site Actu-Environnement : http://www.actu-environnement.com/ae/news/velo-libre-service-velov-velib_10175.php4

|6| JCDecauxChiffres d’affaires en 2009 : 1,918 milliard d’euros. Source : Wikipédia.

|7| La Ville de Paris dédommage la société prestataire à hauteur d’environ 400 euros par vélo volé ou définitivement endommagé. Source : article « Vélib’ » du site Wikipédia.

|9| Exemple parmi tant d’autres à Bruxelles, la station située au coin de la rue de la Loi et du la rue Royale.

|10| Article « Vélib’ » du site Wikipédia.

|18| À titre indicatif, 7 utilisateurs du Vélib’ auraient perdu la vie pendant les deux premières années d’exploitation, alors que 55 millions de trajets étaient effectués sur la même période. Source : article Vélib’ de Wikipédia.

Cette publication a reçu le soutien
du ministère de la culture,
secteur de l'Education permanente

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